En 2006, le roboticien japonais Hiroshi Ishiguro fit sensation avec l’un des robots les plus réalistes jamais conçus. Baptisé le Geminoïd car il était fait à l’image de son concepteur, ce robot devient en quelques années une star parmi les humanoïdes, attirant des chercheurs de tous horizons travaillant sur l’apparence humaine. Faut-il que les robots nous ressemblent? De quoi voulons-nous nous entourer? Que gagne-ton à cultiver la confusion entre l’homme et la machine ou comment faire pour la dépasser? Autant de questions que nous pose de manière accrue cet essai écrit par un artiste et un anthropologue. Pour comprendre l’originalité du Geminoïd, il fallait l’inscrire dans un double héritage, celui des sciences mais aussi celui des arts. Les auteurs déploient ici un dispositif original, inspiré autant par l’enquête ethnographique que par le théâtre, multipliant expériences et conversations avec le Geminoïd, afin de dénouer les fils complexes qui le font exister. Le livre éclaire plus largement la manière dont nous pouvons nous attacher, quasiment malgré nous, à des créatures artificielles à apparence humaine. Débutant comme une tentative, banale dans un laboratoire de robotique, pour établir une communication avec un robot, l’expérience monte peu à peu en puissance. Le laboratoire devient un étrange théâtre qui finit par bousculer les certitudes des expérimentateurs eux-mêmes sur ce qu’être robot veut dire.
Début du Jour où les robots mangeront des pommes, d'Emmanuel Grimaud et Zaven Paré
Prologue : Moment critique
Dans le métro qui va de Kyoto à Osaka, il était sans doute ce jour-là le seul étranger. Il devait retrouver le célèbre roboticien Hiroshi Ishiguro qui lui avait expliqué lors d’un colloque à Oxford que ce qu’il faisait, sans le savoir, était de la robotique. Intrigué en particulier par une de ses machines reproduisant les mouvements du visage, le Professeur Ishiguro avait invité ce plasticien, inventeur de machines pour spectacles, à passer quelques mois dans son laboratoire, et lui avait donné rendez-vous à l’Université d’Osaka pour lui présenter la créature qui l’avait rendu célèbre dans le monde entier : un robot à son image, baptisé Geminoïd.
Dans le train, l’homme se préparait à cette rencontre. Il relisait quelques passages de The Buddha in the Robot, un livre qui l’intriguait depuis son arrivée au Japon. Il s’agissait d’une évocation du rapport entre bouddhisme et robotique écrit par Masahiro Mori en 1972, basée sur sa propre expérience. Fondateur du Mukta Research Institute, Mori avait créé cette institution dans la perspective de promouvoir ses réflexions, curieux mélange de robotique et de théologie bouddhiste. Mori était aussi à l’origine de la RoboCup, première compétition de football pour des robots, mais il était surtout connu pour sa théorie de l’« étrange vallée » (The Uncanny Valley, 1970).
Cette théorie tenait en quelques mots accompagnés d’un graphe qui fut commenté largement par la communauté des roboticiens, bien au-delà des frontières du Japon. « Plus un robot ou une poupée nous ressemble, écrivait Mori, plus notre réponse émotionnelle à son encontre est positive. » Cependant, à un degré élevé d’anthropomorphisme, quand le robot semble quasi humain, la moindre différence trahissant son machinisme provoque un choc psychologique. Ainsi une apparence très humaine risque de décevoir ou troubler dans la mesure où le robot ne répond pas aux attentes suscitées par son aspect, et empêcher une utilisation optimale de ses capacités. Lorsqu’une entité est suffisamment non humanoïde pour être immédiatement identifiée comme telle, l’humain tendra à avoir une certaine empathie pour cette machine qui se comporte un peu comme un homme, sans y être davantage assimilable que ne le serait un animal. Quand l’apparence est assez humaine pour provoquer la confusion, chaque manifestation non-humaine provoque une sensation d’étrangeté. Mori citait la prothèse de la main en guise d’exemple : si vous serrez la main de quelqu’un qui a une prothèse, vous risquez d’éprouver une impression d’effroi au contact d’une main qui n’a ni la chaleur ni la souplesse que son aspect vous laissait attendre. Un robot se situant dans l’« étrange vallée » n’est plus perçu comme un robot réussissant à se faire passer pour un humain, mais inconsciemment comme un humain ne parvenant pas à agir d’une façon normale. Une grande partie de la robotique (celle qui cherche à fabriquer des humanoïdes) tourne autour de cette zone trouble de l’« étrange vallée » : soit elle cherche à l’éviter (et c’était sans doute le sens de la proposition de Mori faite aux roboticiens), soit elle en fait son matériau de travail.