« Stratégiquement repliés à Jassy avec le gouvernement et la famille royale, c’est à l’extérieur de notre légation que nous fêtons ce 14 juillet 1917. Tout est pavoisé de drapeaux bleu, blanc, rouge, radieux dans l’air léger.
Bien avant l’heure de l’événement, participants, officiels et badauds curieux composent une foule hétéroclite qui déborde largement jusqu’aux rues avoisinantes. Le photographe nous invite à passer dans la cour arrière de la légation, là où pour ne pas être bousculés par la foule, il a décidé d’installer son matériel.
Constatant que nous ne sommes qu’une petite vingtaine de messieurs trop sérieusement costumés, j’invite à nous rejoindre les deux charmantes infirmières de mes connaissances qui pouffent de rire, en face, nous trouvant trop guindés.
Des dégourdies !... Ni une ni deux, de suite elles courent se plaquer devant nous.
Clic clac ! Trop tard ! La photo est prise.
Tant pis si je suis immortalisé en flagrant délit de rigolade parce que je vois du coin de l’oeil la tête subitement contrariée du comte de Saint-Aulaire qui réprouve mon initiative spontanée !
Ah que non, notre ambassadeur n’a rien contre des présences féminines, c’est juste qu’il aime les choses préétablies !...
— Dommage, ma pose était bien étudiée... Vous m’avez tout gâché, général... »
***** Général Henri Mathias Berthelot, Paris, 1920
Ces notes intimes que je consignais chaque soir, ou à peu près, au cours de la Mission française en Roumanie, n’étaient pas destinées à la publication, comme en atteste ma franche liberté d’appréciation dans la narration des faits et l’évocation des personnes.
Cependant, entendant et lisant depuis la fin de la guerre tant de balivernes et de fables conçues à partir d’événements vécus, bien prématurément mes préjugés initiaux s’en trouvent chamboulés. Une irrésistible envie de contredire et rétorquer, de rectifier des erreurs, me démange lorsque je suis confronté aux allégations de ceux pour lesquels revisiter l’histoire est un amusement.
Heureusement, ma force de caractère me ramène à la raison, celle-ci estimant impensable que soient publiées ces notes intimes personnelles tant que les grands acteurs de cette Mission seront de ce monde…
Mes révélations paraîtraient dures pour nombre d’entre eux, voire blessantes. Car oui, si en conscience nous arrivons parfois à reconnaître nos manquements, nous n’aimons guère pour autant les voir étalés au grand jour. Pas question néanmoins de revenir sur mes réactions du moment afin de ménager ces susceptibilités, toute atténuation des termes employés risquant de dénaturer l’atmosphère des différents milieux dans lesquels nous vivions au cours de ces pérégrinations extraordinaires.
Je ne biffe donc rien de ce qui contribue à rendre palpable la perception de ces temps, ces lieux où l’humour et la dérision distillés par quelques-uns arrivaient à euphoriser toute une troupe malheureusement plus sujette à être dominée par l’attente et l’incertitude, l’impatience, l’angoisse parfois, l’inquiétude et la peur, trop souvent… Et moi donc, à la tête de tout cela ? Chef, oui, mais pas moins homme ! Enclin à l’irritation, aux exaspérations nécessairement maîtrisées pour arborer uniquement l’impression du calme et de la confiance lorsqu’il convenait de réparer au plus tôt et du mieux possible les erreurs commises par des sous-ordres. Soit par leur incompréhension de la situation ou bien par bête obstination.
Simplement hommes, eux aussi !…
Dans l’intérêt historique, il m’importe que cette ambiance soit entièrement respectée, que chacun et chaque chose soit remis à sa place.
Pour concilier ce souci de tout dire avec le soin d’éviter des blessures d’amour-propre, j’impose par testament de ne publier ces notes qu’au plus tôt trente années après mon décès. Dans ce futur, les passions seront sûrement éteintes et plus personne ne risquera d’être froissé par la vérité. Hormis ces fameux historiens enivrés de sensationnel que, d’outre-tombe, allez donc savoir, je contredirai peut-être !
H. M. B