Ouvrage ayant bénéficié d'une Bourse d'écriture du Centre National du Livre
Le 8 mars 2005, lors d’une opération des forces russes de sécurité, Aslan Maskhadov, le commandant en chef de la résistance tchétchène séparatiste, président légitime élu en 1997 au cours d’un scrutin reconnu par la communauté internationale, est abattu dans le sous-sol d’une maison. Les autorités de Russie confisquent alors le corps, conservé dans un lieu tenu secret. Son fils, Anzor, réfugié à Bakou, réagit et s’engage dans un vaste mouvement de mobilisations politico-humanitaires au niveau international espérant ainsi forcer Moscou à revenir sur sa décision. Rien à ses yeux ne peut justifier que ce père, héros de la Tchétchénie indépendante, ne puisse se voir offrir des funérailles dignes sur la terre qu’il a honorée.
C’est le point de départ de l’ouvrage, écrit à la manière d’un essai narratif. La quête d’Anzor, à la fois personnelle et politique, se déploie au gré du parcours migratoire d’une poignée d’exilés. On suit plus particulièrement cinq jeunes hommes, entre 20 et 30 ans, issus de l’intelligentsia, en route entre la Russie qu’ils sont contraints de quitter et l’Occident qu’ils veulent intégrer. Au fil de courts chapitres, consacrés principalement à l’un ou à l’autre, leur trajectoire se dessine et leur vie nouvelle prend forme.
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LA MORT DU CHEF
En pleine tempête, nul ne sait comment il est des Hommes qui restent dignes. Anzor Maskhadov est de ceux-là. D’une dignité évidente et rassurante, presque magnifiée par l’adversité, n’ayant strictement rien à voir avec la confiance en soi qui reposerait sur une certaine aisance matérielle ou d’indéniables talents intellectuels… Elle est plutôt ce respect dû à soi-même et maintenu en toutes circonstances, qui se distingue clairement du respect pour soi que l’on exige des autres. Anzor parle peu ; ses mots sont choisis avec précaution, chacun pesé, semble-t-il, avant d’être prononcé. Il est courtois bien sûr, attentif à son interlocuteur qu’il prend soin de ne jamais mettre mal à l’aise. Il ne laisse transparaître aucune émotion gênante. Son discours, parfaitement maîtrisé, donne peut-être une certaine impression d’artificialité. Il y a sans doute une part préconstruite, mais la sincérité avec laquelle il est transmis, le fait passer pour extraordinaire.
Le premier entretien a lieu à Bakou au début de mars 2005, le samedi 5. La capitale azerbaïdjanaise se prépare à un week-end de printemps avant l’heure. Il est un peu plus de 10 heures lorsqu’Anzor s’avance, accompagné de Rauf, un de ses amis journalistes, à proximité du théâtre russe sur la rue Khagani. Fils du chef tchétchène séparatiste Aslan Maskhadov, il vit depuis deux ans en Azerbaïdjan[1]. Il ne fait pas de politique, au sens d’un engagement actif. Il préfère le statut d’observateur, en retrait, mais néanmoins impliqué ou concerné par ses sujets. Attiré par le cinéma, il veut montrer la guerre, dans toute sa réalité et ses nuances, pour s’opposer à la propagande russe débitée à longueur de temps sur les ondes et médias occidentaux notamment. Il prépare à cet effet, avec Rauf, un documentaire sur la prise d’otages de Beslan, cette tragédie terrible dans une école d’Ossétie du Nord qui a causé la mort de plus de cent enfants. Son père, au nom des Tchétchènes combattants, avait tenté une médiation, sans succès. L’effort du chef, cependant, révélateur d’une lutte plus subtile qu’il n’y paraît, mérite d’être mis en lumière. Il s’agit ainsi de recueillir différents témoignages de personnalités ayant vécu de près ou de loin cet événement.
Rendre compte s’avère au fond, dans son esprit, la seule chose réellement utile à faire à l’étranger. Selon Anzor, les réfugiés qui ont fui la Russie, la diaspora naissante dans quelques pays d’accueil, n’ont absolument aucune pertinence politique. Il ne peut pas exister de leader de la lutte tchétchène au sein des communautés exilées. Qui oserait se prévaloir d’une telle légitimité, à l’abri, en sécurité, alors que sur le terrain d’autres risquent vraiment leur vie ? Les Tchétchènes qui sont partis mais ceux aussi surtout qui sont restés, ne respectent que les combattants sur place, ces groupes qui perpétuent l’idéal de l’indépendance tchétchène. Jamais en somme, aux yeux du jeune homme, la diaspora tchétchène n’aura de fonction politique et ne pourra jouer de rôle décisif dans l’éventualité d’un règlement du conflit. Le second entretien a lieu quelques jours plus tard, le vendredi 11. Entre-temps son père est mort.
Le 9 mars 2005, les médias russes annoncent l’élimination d’Aslan Maskhadov au cours d’une opération spéciale menée la veille par un large détachement des forces fédérales dans le village dit « sans histoires » de Tolstoï-Iourt[2], dans la banlieue rurale de la capitale tchétchène, Grozny, majoritairement loyal à la Russie. Les commentateurs russes en ont déduit que le chef tchétchène avait choisi de s’y installer en connaissance de cause. L’étau se resserrait, semble-t-il, depuis un moment. Le fsb, en charge de la sécurité intérieure russe, avait apparemment remporté plusieurs succès qui lui avaient enfin permis de localiser le commandant séparatiste.
À l’aube du 8 ou peut-être le 7 mars, un lourd contingent russe se positionne autour de la maison identifiée, au 1 de la rue Suvorov. Le propriétaire, terrorisé, n’oppose aucune résistance et indique le lieu, au sous-sol, où se cachent Maskhadov et trois de ses gardes du corps, un certain Illiskhanov et les frères Murdachev[3]. Ensuite les versions divergent. Les Russes disent avoir tenté de négocier pour capturer Maskhadov vivant en lui promettant un procès équitable. Ils n’auraient reçu aucune réponse et auraient entendu se disputer les quatre hommes sur la meilleure stratégie à suivre. Les trois gardes du corps seraient sortis seuls et une grenade aurait alors été jetée dans le sous-sol. Ramzan Kadyrov, vice-Premier ministre à l’époque du gouvernement prorusse mis en place par Moscou, affirme, quant à lui, sans craindre le ridicule, que Maskhadov aurait été tué accidentellement par un de ses gardes du corps à la suite d’une mauvaise manipulation de son arme. Les habitants du village affirment avoir entendu des explosions tendant à accréditer la thèse de la grenade. Considérant le corps du défunt cependant, montré à la télévision russe, la probabilité est faible. Du sang semble avoir coagulé autour de son oreille ; ses yeux sont meurtris ; il y a plusieurs marques de blessures mais qui ne correspondent pas aux dégâts d’une grenade. Il est possible en fait que Maskhadov ait été tué, à sa demande, par un de ses gardes du corps ou bien alors plus naturellement que sa mort résulte d’échanges de tirs, avant toute négociation.
En 1996, au sortir de la première guerre tchétchéno-russe d’indépendance, commencée deux ans plus tôt, Aslan Maskhadov est un chef victorieux. Il mène, début août 1996, la grande offensive décisive sur Grozny que les Tchétchènes séparatistes reprennent aux Russes. Sous la pression d’Alexandre Lebed nommé à la tête du Conseil de Sécurité nationale, les autorités de Russie, en échec sur le terrain depuis le début des opérations, optent alors pour la paix. Le 22 août un cessez-le-feu est signé entre Lebed et Maskhadov, puis le 31 août l’accord de Khassaviourt qui prévoit d’établir définitivement avant le 31 décembre 2001 le principe de la relation entre les deux entités, Russie et Tchétchénie. Fin décembre 1996, les dernières troupes de combat russes quittent le territoire tchétchène. À cette date, par les armes, les Tchétchènes, conduits d’abord par Doudaev puis par ses successeurs, Zelimkhan Ianderbiev, vice-président devenu président par intérim, et Aslan Maskhadov, chef d’état-major de la résistance tchétchène, imposent à la Russie de pouvoir choisir seuls leur avenir. Au cours d’un scrutin électoral transparent et juste, contrôlé par l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (osce) et reconnu par l’ensemble de la communauté internationale, le chef militaire remporte la première élection présidentielle de la république indépendante de Tchétchénie. Il devient ainsi Président de la République tchétchène d’Itchkérie.
Les problèmes s’accumulent cependant au sein du nouvel État. L’économie, d’abord, qui n’a, depuis la chute de l’Union soviétique, jamais été véritablement réformée ni adaptée en vue de l’adoption d’un système capitaliste, n’est, après la première guerre, plus du tout viable. En 1997, les cadres économiques ont disparu : les usines sont en grande partie détruites, les voies de communication largement endommagées, l’argent ne circule pas officiellement, des cadres juridiques sont à établir afin de favoriser des investissements. La production est essentiellement vivrière, le troc réapparaît. En somme, la survie économique tchétchène repose entièrement sur d’éventuelles subventions russes, que Moscou ne verse pas et ne versera jamais. La situation n’est guère meilleure sur le plan politique, le nouveau président devant faire face à une série d’événements assez déstabilisateurs, liés au bouillonnement religieux du Daghestan voisin. Il apparaît en 1998 deux pouvoirs concurrents, l’un officiel organisé sous l’impulsion du Président Aslan Maskhadov, l’autre islamiste, informel et parallèle constitué autour de Chamil Bassaev sous l’influence idéologique de quelques idéologues daghestanais et disposant de forces armées irrégulières, anciens combattants non reconvertis. La lutte se veut exclusivement politique et nullement religieuse ; l’adhésion à l’islam ici ne sert que de légitimité politique au concurrent. L’enjeu est le pouvoir en Tchétchénie, l’islam n’est qu’un moyen idéologique de contester la position du président et de justifier une action en dehors des canaux parlementaires normaux.
En dépit des difficultés économiques et politiques, Aslan Maskhadov incarne le rêve de la république tchétchène d’Itchkérie. Son élection, marquée du sceau de la transparence et voulue par le plus grand nombre, lui confère une légitimité populaire et démocratique qu’aucun de ses concitoyens et concurrents ne peut nier. Même les députés, certes élus dans des conditions de justice similaires, ne peuvent véritablement rivaliser. Incompétents pour la plupart, ils ne pèsent nullement sur le cours des événements : ils palabrent et s’épuisent en désaccord, futiles et non constructifs. Maskhadov est le seul, malgré les tentatives de déstabilisation et les atteintes à sa vie, qui se voit confier la mission de mettre en œuvre les espoirs de son peuple, de concrétiser la victoire de 1996, de justifier d’une certaine manière les sacrifices et les horreurs de la première guerre. Il est celui qui doit tourner la page de l’histoire tchétchène et inaugurer une ère nouvelle. Il accède en somme de son vivant au statut de personnage historique. Lorsque la deuxième guerre s’enclenche à la fin août 1999, contre sa volonté, alors qu’il lui a été impossible d’enrayer, les mois précédents, la montée des tensions et la dégradation violente du contexte politique et militaire, sa position évolue et ses responsabilités s’amplifient. Il devient le dernier rempart face à la progression vengeresse du rouleau-compresseur russe. Il résume, à lui seul, la réalité politique de l’Itchkérie. Dans un bunker à Grozny, encerclé, il continue de faire exister l’État tchétchène indépendant. Quand il doit quitter la capitale sous les coups militaires et les bombardements peu chirurgicaux des forces russes, il emmène avec lui les attributs de l’État. Réfugié dans la montagne au sud du pays, il garantit la pérennité de l’indépendance institutionnelle et la survie de la souveraineté itchkériste. Plus qu’un homme d’État représentant la nouvelle République tchétchène, Aslan Maskhadov, engagé dans une seconde guerre de résistance face à la Russie, fait figure d’« Homme-État ».
Il est un peu plus de 14 heures lorsqu’Anzor Maskhadov, six jours après la première rencontre, réapparaît de nouveau au coin du théâtre russe de Bakou[4]. Il est encore accompagné de Rauf qui semble plus inquiet, plus affecté. Anzor, lui, ne cille pas. Il soutient le regard au moment des saluts. Il esquisse un sourire, très retenu, de politesse et de reconnaissance, lorsqu’on lui adresse ses condoléances. Il se tient droit, la tête haute, à l’écoute, attentif à l’autre. Il parvient à dissimuler ou contrôler sa douleur sans le reprocher à son interlocuteur, sans lui faire comprendre ou sentir qu’il le dérange. Juste, alors que la télévision, allumée lors de l’entretien, diffuse des images de l’opération russe à Tolstoï-Iourt et que le corps défunt de son père paraît, il détourne les yeux, avec pudeur. Un temps de silence. On poursuit la conversation, très politique. La perte est colossale pour l’Itchkérie, littéralement décapitée. Apparemment, un successeur crédible est annoncé. Président de la Cour chariatique jusqu’à 2002, puis vice-président, conseiller spécial de Maskhadov en matière religieuse, Anzor précise ce qu’il sait d’Abdoul-Khalim Sadoullaev. Tout est fait pour assurer la transition, préserver l’héritage. Bassaev, l’ancien compétiteur et chef de file islamiste en 1998, reconnaît le nouveau président. En diaspora, de même, il ne semble pas se manifester d’oppositions significatives. L’heure est à une forme d’union sacrée afin de faire semblant de croire que rien n’a changé, afin de tenter de sauver la réalité itchkériste et de limiter l’altération du sens de la lutte. Anzor, d’un seul coup, sent cependant qu’il devra s’impliquer davantage. Il faudra parcourir l’Europe pour affirmer dans le temps la légitimité du nouveau président. Il pense d’ailleurs à lui proposer son aide ; il voudrait être utile. Il faudrait par exemple réorganiser le lobbying auprès des Européens en faveur des intérêts tchétchènes. Il faudra surtout cependant s’occuper de récupérer auprès des Russes le corps de son père et l’enterrer conformément à la coutume tchétchène.
[1] Entretien avec Anzor Maskhadov, Bakou, 4 mars 2005.
[2] Selon la formulation du journal russe Kommersant, qui rapporte la nouvelle. 9 mars 2005.
[3] Kommersant, 9 mars 2005, dont la version est confirmée par le témoignage d’un proche des frères Murdachev, réfugié à Varsovie. Entretien de l’auteur, 26 février 2006.
[4] Entretien avec Anzor Maskhadov, 10 mars 2005, Bakou.