Le premier des fils

  • 22.00€

Auteurs: 
Collection: 
22.00€
Date de parution: 
19/03/2016
Etat du livre: 
Neuf
ISBN: 
9782847431377
Langue d'origine: 
Français
Nombre de pages: 
260

Le premier des fils, né avec le siècle en 1901, avait fini par disparaître des mémoires, englouti dans l’inconscient familial. Une trace de son histoire avait cependant subsisté, quelque peu déformée... Après une enquête minutieuse, celle dont le prénom contenait celui du fils oublié, reconstitua et imagina sa vie.

Elle relata d’abord l’histoire d’un enfant marqué par la pauvreté, les deuils et les chagrins de sa mère, puis décrivit comment la jeunesse le cueillit  rebelle et l’entraîna en prison pour une montre volée, puis pour des coups et blessures. Après cette première peine, il en connut une bien plus cruelle encore avec son incorporation dans les Bataillons d’Afrique en guerre contre les tribus Berbères, au Maroc colonial. Après avoir trempé dans le sang des batailles, il fut précipité dans l’enfer de Biribi, avec les soldats-bagnards.

Sommaire: 

Début de l'ouvrage :
 

1899

Elle se mirait dans la glace de la grande armoire, vêtue de sa robe blanche à guimpe et manches à gigot, tournant sur elle-même afin de vérifier le bel effet des dentelles. Le corset la broyait bien un peu, au point de l’obliger à prendre de grandes aspirations de temps à autre, mais pour son jour de gloire, elle se devait d’exhiber la taille la plus fine. Le chignon gonflé couronné de fleurs d’oranger lui allait à ravir, dégageant son frais minois rosé où brillaient des yeux bleu-gris candides et plein d’espérance. La joie du moment la rendait légère comme un nuage de printemps. Il lui restait à enfiler ses bottines, puis à poser délicatement sur ses épaules la capeline blanche pour ne pas mourir de froid pendant le trajet en voiture à cheval jusqu’au bourg. La carriole des violoneux attendait devant la porte. Les musiciens buvaient un coup de gnôle dans la grande salle avec le père de la mariée et ses deux frères aînés. Un feu brûlait dans la cheminée, comme pour souhaiter longue vie au nouveau foyer.
Célestine fréquentait Charles depuis deux ans déjà, le rencontrant chaque dimanche après-midi pour des promenades dans les sentiers boisés autour de la métairie. Chastes ballades chaperonnées par sa grande sœur Alexandrine, de dix ans son aînée. Elle les précédait de quelques pas en chantonnant et en cueillant des fleurs, tandis que les mains des amoureux se frôlaient, que les corps se pressaient hâtivement, que s’effleuraient les lèvres…
Célestine avait déjà vingt-quatre ans et donc plus de temps à perdre, pensait-elle. Dernière à se marier, elle avait subi, plus que ses frères et sœurs, l’autorité du père, renforcée par l’approbation implicite de la mère, la tranquille et soumise Jeanne.
Alexandre, grand gaillard costaud, aurait souhaité pour sa dernière fille meilleur parti qu’un journalier agricole. Il avait ronchonné, puis au fil des visites de Charles, avait appris à l’apprécier. Le garçon était besogneux (autant que silencieux), et c’était déjà beaucoup.
Aujourd’hui, vêtu d’un complet sombre et chapeau claque, il s’apprêtait à lui remettre sa fille, la dernière, en mains pro­pres… Encadré de ses garçons, les aînés, Auguste et Pierre, cultivateurs comme lui, il sortait maintenant de la ferme ragaillardi par la perspective de cette belle journée où la fête remplacerait le dur labeur. Pour l’occasion, les deux fils avaient réussi à taire la rivalité sournoise qui les opposait depuis toujours, se renforçant au fil des années. Pierre étant resté travailler avec le père, l’autre pas.
De la grange arrivaient des rires et des cris, et bientôt en sortirent, tout émoustillées et dans leurs plus beaux atours, Jeanne la mère, et ses deux autres filles, Alexandrine et Olive, suivies de leur nichée, des belles-filles et de leurs enfants. Tout ce monde ayant laissé de côté, pour un jour au moins, les querelles habituelles.
− C’est l’heure, elle est prête j’espère ! J’ai vu partir Mauricette la coiffeuse, dit Olive en ajustant son chapeau à plumes, acheté tout exprès pour la grande occasion du mariage de la petite.
Malgré ses trente et un ans, elle avait déjà le visage flétri par la fatigue et les grossesses, de l’embonpoint, et une démarche pressée de fille de ferme toujours en activité.
Alexandrine la talonnait, agacée par ses dentelles et tenant ferme son chapeau. Elle aussi, plus habituée aux sabots qu’aux bottines, au foulard qu’au chapeau, aux larges jupes où les taches se perdaient, qu’aux beaux habits…
Elle se sentait responsable du bon déroulement de la noce, ayant couvé deux années durant les tourtereaux. Elle s’extasia devant Célestine qui s’apprêtait à monter en voiture, le cocher tenant ferme le cheval.
− Tu es la reine de ce jour, ma sœur !
Célestine hésita, puis se lança :
− Je peux aller jeter un œil dans la grange ?
− Ah ! non, pas question ! c’est la surprise pour les mariés ! ça porterait malheur !
Elle se signa rapidement, tandis qu’un groupe se formait autour de la mariée pour l’admirer.
Jeanne se taisait, observant sa fille la plus jeune qui la laisserait seule face à son redoutable époux. Les paroles n’étaient pas de mise entre elles. Le silence de la mère vaquant à ses nombreuses occupations de fermière, avait accompagné l’enfance et la jeunesse de Célestine. L’obéissance de la mère à l’époux que Dieu lui avait donné avait été son modèle. Le ne rien dire mais faire en cachette s’était aussi transmis de mère à fille. Quant à l’intimité des femmes, elle était demeurée secrète, verrouillée, taboue. Comme Célestine n’avait rien su du sang qui souille les cuisses une fois par mois, s’affolant quand c’était arrivé pendant les moissons de ses treize ans, elle ne savait rien de ce qu’un homme et une femme font au lit, ni comment viennent les enfants. Même ses sœurs avaient bien jalousement gardé toutes ces choses pour elles, ne délivrant qu’une information parcimonieuse ; une connaissance minimale ménageant la pudeur et dans l’esprit de pureté prôné par le curé et Jeanne, la mère.
Cependant, la mère aimait sa fille et la fille aimait sa mère. Chacune le savait. Tout comme les sœurs s’aimaient entre elles sans rien en dire jamais. Les sentiments, personne n’avait appris à en parler. Et encore moins le père et les frères. D’ailleurs l’écart d’âge était grand entre Célestine et ses sœurs, plus important encore avec ses frères.
Elle occupait en cela la position particulière de puînée arrivée sur le tard, après un creux de sept années entre sa naissance et celle d’Olive. Y avait-il eu des enfants morts ou des fausses couches pendant ces années-là ? Elle s’était souvent posé la question sans jamais oser en parler, ni à sa mère, ni à ses sœurs. Les secrets de femmes devaient le rester. Elle avait grandi solitaire, entourée de grandes qui jouaient les mamans, la séparant ainsi de sa mère et soulageant celle-ci. Un temps, elle avait fréquenté l’école et avait rapidement cessé d’y aller, à cause de la distance et des besoins de bras à la ferme. Et puis, pour une fille, faire un bon mariage était suffisamment ambitieux selon son père, le patriarche. Ensuite les grandes avaient convolé en justes noces, abandonnant le terrain et la laissant encore plus seule. Aider sa mère à la ferme, aller aux champs en saison, et attendre, avaient alors empli toute sa vie.
Au bal du quatorze juillet, elle avait rencontré Charles. Il avait joué des coudes pour enlever cette grande jeune fille au visage grave éclairé de beaux yeux bleu-gris, et l’inviter à tour­noyer avec lui. Alexandrine de loin les surveillait tout en virevoltant dans les bras de son époux. Le dimanche suivant, le jeune homme était venu à la métairie demander officiellement à Alexandre, le père, l’autorisation de fréquenter sa fille. Celui-ci, après avoir âprement discuté, estimant trop modeste la situation de journalier du prétendant, avait accepté l’idée des accordailles de sa fille avec ce fils de cordonnier, étranger venu d’un village assez éloigné où il n’avait jamais mis les pieds. La sincérité du garçon l’avait cependant convaincu de donner son aval. Néanmoins, il ne comprenait pas pourquoi ce garçon avait quitté son village pour suivre les chemins de campagne afin de se louer aux fermiers. Un mystère ! Ainsi avait commencé l’histoire d’amour très surveillée de Charles et Célestine dans la verte campagne des bords de Sarthe.