Ce journal personnel fut tenu par l’auteur, chaque nuit, au fil de deux campagnes d’un mois de fouille archéologique de kourganes, près du delta du Don, en 1996 et 1997. Chargé d’expérimenter, avec un, puis deux archéologues français, des méthodes nouvelles de fouille et d’enregistrement des données, il évoque, outre le travail réalisé, la nature des relations entretenues avec ses collègues russes. Les difficultés d’adaptation des méthodes, de communication et compréhension entre les chercheurs français et russes sont vécues, de plus en plus douloureusement, entre espoir et colère, au fil d’un échec relatif engendré par des raisons aussi évidentes que difficiles à cerner. La Russie d’Elstine et le colossal choc culturel et socio-économique que vit la Russie des années 1990 sont toujours en toile de fond d’une aventure mettant en scène des amitiés sincères qui ne résistent guère à la situation et au manque de dialogue explicite. Il faudra à l’auteur, obstiné et confiant, plus de dix années pour comprendre les causes et la nature de cet échec, dont il nous fait part dans son introduction.
Lundi 2 septembre – Attente
Première journée de travail. Boris et Adia sont arrivés. Nous devons faire ouvrir notre caisse de matériel par la douane et préparer le terrain de fouille. Ce sera la journée des rendez-vous manqués. Avec la douane tout d’abord, puisque les responsables sont absents. Premier prétexte, une fête des services jusqu’à 10 h 30, puis absence du grand chef, parti à Rostov. Ce n’est pas grave dans la mesure où nous pouvons quand même travailler sur le terrain. Le sourire et la bonne humeur restent à l’ordre du jour. Mais la machine chargée de défricher ce terrain de fouille est également absente, sans raison officielle. Demain. C’est donc une journée passée à ne rien faire, hormis à mettre au point une stratégie de fouille avec Dimitri. Il nous en reste trente-quatre. Au déjeuner, pris à la datcha d’Anton, qui, pour sa part, ne prend pas de repas de midi, nous faisons la connaissance de Gala. Cette étudiante parle un peu le français ; je l’avais rencontrée lors de mon premier séjour dans les réserves du musée. Elle fera partie de l’équipe de fouille. Elle a longtemps pratiqué la danse classique et cela se perçoit par son attitude et sa démarche. Durant l’après-midi, nous visitons les futurs locaux du musée sous la conduite d’Anton. Le chantier a progressé depuis avril, mais on est encore loin des finitions. L’un des bâtiments devrait être opérationnel pour la fin de l’année, si tout va bien. C’est, de toute manière, la grande affaire du musée et de son administrateur.
On nous fait également savoir qu’il faut préparer la visite chez les douaniers selon des normes inattendues, notamment refaire des listes de matériel extrêmement précises avec affichage de la valeur marchande de chaque objet, valeur que nous connaissons à peine. Nous y parvenons tout de même et atteignons des totaux compatibles avec les déclarations globales faites en France. Quelle gymnastique ! En fait, l’ouverture de la caisse risque de poser quelques problèmes avec une administration qui fait du zèle. Nécessité de téléphoner à l’abbaye de Daoulas pour obtenir des renseignements au sujet des documents de douane. Nous verrons demain. Nous avons l’impression de tourner en rond. Nous ne sommes toujours que lundi, même si nous avons le sentiment d’être arrivés depuis longtemps déjà. Nous sommes impatients de rentrer dans le vif du sujet : la fouille du kourgane.
Mardi 3 septembre – Point mort
Point toujours mort en ce qui concerne la douane. Avons-nous les papiers nécessaires ou les douaniers font-ils encore monter les enchères en prévision d’un pot-de-vin ? Ainsi, au cours d’une matinée totalement oisive, Jean-François a appris à faire les courgettes farcies au paprika avec Adia et Gala. En effet, ce sont elles qui devront faire la cuisine pour nous durant le séjour. Nous avons pu faire une bonne promenade en ville, au soleil, avec Andreï qui se révèle un bon garçon. Nous parlons un peu politique. Peu intéressé par la chose, il ne paraît pas trop savoir ce qu’il souhaite et son champ de vision semble se limiter à sa vie personnelle. Il n’est pas le seul dans ce pays. Je suis assez stupéfait de constater qu’il ne se rend même pas compte que Lebed veut prendre le pouvoir en Russie.
La ville est dotée d’une structure relativement simple. Une ville neuve, construite comme Brest et Saint-Nazaire bombardées à la fin de la guerre. Une large avenue centrale sert d’épine dorsale à un plan orthogonal. Toutes les rues, très larges, sont bordées d’arbres. Ces derniers protègent notamment les passants des attaques du soleil en été. Les 40° sont alors fréquents. L’espace ne manque pas et les trottoirs comportent une allée réservée aux piétons, souvent séparée de la rue elle-même par un large ruban de terre, d’herbe et d’arbres. L’homme marche loin des voitures. L’architecture surprend aussi dans la mesure où les datchas, modestes maisons individuelles dissimulées dans leur petit enclos, côtoient, jusqu’au cœur de la ville, les bâtiments officiels ou les immeubles d’habitation. Ces maisons traditionnelles masquent souvent leur entrée derrière la haute clôture de bois ou de métal qui ceint des jardinets souvent assez mal entretenus. Elles s’étirent sur plusieurs kilomètres au long des routes qui quittent la ville. Le centre-ville, aux larges esplanades dominant le fleuve, est d’ailleurs ponctué par le musée lui-même, étrange bâtisse du xixe siècle zébrée de vert et de blanc, et, depuis cet été, par une statue de bronze célébrant Pierre le Grand, véritable héros de la ville. Comme celui de son illustre successeur, Lénine, taillé dans la pierre, son regard porte vers le Don. L’alpha et l’oméga. Simplement, la statue de Lénine demeure devant lui et fait écran au fondateur de la flotte impériale, voici tout juste trois siècles. En fait, la ville domine le delta d’une trentaine de mètres de hauteur. C’est un promontoire et le bras méridional du fleuve porte tranquillement ses eaux à la ville. Dernier hommage à l’homme avant de se jeter mollement dans la mer. À l’homme qui trouvera là un lieu propice pour construire des fortifications, pour se battre, et aussi pour établir un port. Avec la perte de l’Ukraine et de ses ports, cela se discute, la Russie nouvelle pourrait trouver ici un débouché intéressant et une ouverture utile sur la mer.
Excellent déjeuner avec Boris, Gala, Adia et Jean-François. Bon moment de détente dans la datcha d’Anton dont la tonnelle, au cœur des potagers-vergers, est décidément une pure merveille. Grand vent chaud au souffle bienfaisant. Atmosphère de bonne camaraderie, très détendue.
Je pense que c’était également agréable pour Adia qui souffre de ne pouvoir encore venir avec nous sur le kourgane. J’espère que demain elle pourra se mêler à nos activités de décapage. Idem pour Gala, que j’observe. Elle devrait également être une bonne compagne de fouille. Peu à peu, l’équipe se compose. Il pourrait toutefois y avoir des sous-groupes. Igor A., le petit photographe à barbe rouge et foulard de corsaire, et Andreï Z., stagiaire de cet été à Ouessant, campent sur des positions inconnues. Nous verrons bien.
Première intervention sur le kourgane avec Boris. Amorce de la pose du quadrillage. Difficile avec des décamètres qui n’en sont pas. Débat sur la notion de centre du kourgane. Nous n’avons pas la même conception de la géométrie de fouille. En fait, Boris veut et se sent obligé d’obéir à des règles préétablies, sans relation directe avec le travail que nous devons réaliser, ni avec les techniques que nous souhaitons appliquer. Comme il n’est pas question de mettre en place deux réseaux de mesures, il faut trouver un compromis. Nous y parvenons, dans la mesure où je clos le débat. Grande discussion aussi avec les femmes du voisinage à propos de la destinée du potager. Il faut discuter de l’avenir de tel ou tel arbre fruitier et de tel ou tel plant de cassis. C’est normal. Boris sait y faire. De la même manière qu’il négocie le changement d’orientation de la fouille demandée à Igor A. par Anton. Il est évident qu’après trois journées sans activité, avant même d’avoir commencé à travailler, le doute s’installe quant au sens et au bien-fondé de notre intervention. Par moments, je perds le plaisir d’être ici, parce que je ne suis pas en vacances. Je dois me surveiller pour rester calme et diplomate. Il nous faut bien comprendre que nos collègues font ce qu’ils peuvent pour nous être agréables et pour débloquer la situation. Il nous faut prendre la dimension de la société russe, de ses habitudes, des modes de fonctionnement de l’équipe locale. Dans le fond, c’est un miracle que nous soyons ici, à nous occuper de recherche, au sein d’une équipe et avec un directeur qui, dans les circonstances actuelles, ont l’audace de construire un musée.
Or, nous ignorons tout de ce qui se passe autour de nous et en Russie. Nous sommes bien protégés, un peu hors du temps, sans nous en rendre vraiment compte. Nous ne comprenons rien aux informations télévisées et il ne faut guère compter sur nos collègues russes pour nous donner des nouvelles. Ils doivent s’en moquer éperdument, ou bien…
Mercredi 4 septembre – La caisse est ouverte
La caisse est enfin ouverte. Il paraît que cela a été simple et que c’est un ami douanier d’Alyosha qui s’en est occupé. Les difficultés ont découlé de l’enregistrement de notre caisse comme produit commercial, alors que la douane de Düsseldorf l’avait enregistrée comme bagage. Bref, nous ne connaîtrons jamais le fin mot de l’histoire. Toujours est-il qu’après un coup de fil à Daoulas, j’avais pour consigne de rentrer en France si le matériel ne nous était pas livré au cours des jours suivants. Je l’avais fait savoir à Alyosha. Que l’effet ait été immédiat relève peut-être de la coïncidence. Là aussi, mystère.
J’ai abordé pas mal de questions d’organisation avec Boris, notamment celle de la participation d’Adia et de Gala à la fouille. En effet, elles sont consignées à la maison pour préparer la nourriture depuis le début du stage. Boris m’a annoncé qu’elles seront sur le site en alternance quotidienne. L’une fouillera tandis que l’autre fera toutes les tâches ménagères. Il ne peut en être autrement. Lorsque j’ai tenté d’en reparler à table, j’ai bien compris que j’étais allé à la limite. Alyosha m’a nettement dit que je suis ici en Russie et je n’ai pu que lui répliquer qu’en ce qui me concerne je ne suis pas russe et n’ai pas l’intention de me prendre pout tel. Terminé. Mais c’est effectivement difficile à supporter dans la mesure où Adia, elle-même, ne l’accepte pas. Quant à Gala, d’une part je ne la connais pas assez pour connaître son sentiment sur le sujet, d’autre part elle n’exprime rien ; c’est normal. C’est une petite jeune fille amusante et jolie qui espère être engagée un jour au musée. Du reste, elle y travaille déjà, protégée par Anton ; elle doit donc accepter sa condition et ses conditions. Pour ma part, je ne supporte guère les insultes permanentes d’Alyosha à l’égard de femmes qui sont au moins aussi intelligentes que lui, et certainement beaucoup moins psychopathes. En effet, c’est à la limite du supportable ; seul le ridicule du personnage le rend acceptable. Au repas du soir, Adia avait pour consigne de faire toute la vaisselle et le ménage avant d’aller se coucher ; elle ne le voulait pas. Lui fait-on payer mon audace ? Je l’ignore. Cela me fait très mal. Par ailleurs, je sens qu’il se prépare quelque chose pour mon anniversaire. Est-ce que cela signifie qu’Adia, qui a pu fouiller aujourd’hui, devra se mettre à mon service ? Je sais avec quel bonheur et quel enthousiasme elle le ferait. Mais la question se pose. Cette société me paraît tout de même assez perverse à propos de la condition des femmes. Or, il n’est question ni de religion, ni de politique. Le socialisme n’a jamais demandé cela et il n’y a pas d’intégrisme religieux. C’est toujours la tradition qui est invoquée, et c’est sans doute la malheureuse réalité. C’est une affaire très primaire, très élémentaire : le rapport de force physique. Cela nous ramène vivement à la société cosaque et au statut de la femme dans cette société guerrière et rebelle fondée sur le cheval et le sabre qui importent bien davantage que l’épouse que l’on remettait jadis au père lorsque l’on partait au combat.
En ce qui concerne la fouille, l’ouverture du kourgane fut la grande affaire de la journée. Boris exultait. C’était incontestablement un grand moment pour lui. Décapage en trois bandes par le lourd scraper et sa benne ventrue. Il distingue très rapidement des traces de destruction de la tombe centrale et les dimensions vraisemblablement très réduites du monument anciennement violé. Pour ma part, je prends assez vite conscience de la dureté du sol, mais aussi des dégâts causés par l’utilisation d’un type d’engin qui passe et repasse au-dessus des vestiges, tassant le sol, arrachant sans doute des strates archéologiques fragiles et peu visibles. Mes regards échangés avec Jean-François sont éloquents. Si l’enthousiasme, peu justifié, de Boris est évident, j’ai bien du mal à me cacher ma double déception. Pour la méthode employée, et pour les résultats à attendre. Les problèmes s’accentueront lorsqu’il apparaîtra que l’outillage de fouille est réduit et inadapté. Ni seaux, ni brouettes pour transporter la terre ; pas de pioche pour l’attaquer. Tout se fait à la pelle. Je ne suis pas sûr qu’ici on utilise la truelle avant la fouille des tombes. L’absence de bons décamètres avait déjà posé problème hier. Il est manifeste, et je l’ai dit à Boris, qu’Alyosha a raconté des histoires, m’interdisant ainsi d’apporter le matériel nécessaire. Par frime ou par fierté nationale ? Pas de problème, pas de problème ! sauf sur le terrain.
L’équipe est à peu près constituée. Il est évident que Boris et les deux Français sont attendus au tournant par les fouilleurs locaux. Ces derniers sont assez peu sympathiques, à la manière d’Andreï Z., qui n’a manifesté aucun plaisir à nous revoir et n’a fait aucune allusion à son été passé en notre compagnie sur les fouilles d’Ouessant. Nous avons tout de même été aussi charmants que possible avec lui et nous l’avons certainement, pendant un mois et demi, mieux nourri qu’il ne l’est ici. Que faut-il en conclure ? En tout cas, il faudra faire très attention à ce que mes éventuels accrochages méthodologiques avec Boris ne transparaissent pas. Pour sa propre gouverne, car il joue gros dans cette affaire. Je devrai donc le protéger. D’un autre côté, jusqu’où devrons-nous être toujours d’accord ? En tout cas, il faut admettre que les fouilleurs russes travaillent très dur. Est-ce naturel ou est-ce fait pour nous impressionner ? Il peut y avoir du bluff là-dessous et nous verrons bien.
Le débat se situe à plusieurs niveaux avec Boris : sur la nature et la qualité de notre coopération d’une part, sur celles du kourgane d’autre part. Je flaire, depuis un moment, que ce n’est pas une très bonne affaire. Hier, la lecture du rapport de fouille concernant le kourgane voisin, situé à proximité immédiate de celui que nous fouillons, m’a alarmé. Ce monument a déjà été détruit, mais si Boris le découvre en même temps que moi, j’ignore s’il en est de même pour les autres membres de l’équipe. Ils devaient bien le savoir. Quelle sera la réaction d’Annie et de Jean-Yves lorsqu’ils apprendront que nous n’aurons aucun objet à exposer ? L’enthousiasme naïf de Boris suffira-t-il ? En ce qui me concerne, je me pose la question de l’utilité d’une telle fouille. L’étude de ce kourgane devrait être présentée comme une seule et simple affaire de méthodologie. Pourquoi pas ? Mais, en ce cas, il ne semble pas que nous disposions du matériel approprié. Mécaniquement et psychologiquement. Il m’apparaît clairement que Boris veut appliquer nos méthodes sans renoncer aux siennes. L’âpreté des discussions inutiles autour de la recherche du centre du kourgane le prouve bien : centre topographique ou symbolique, centre géométrique pour les archéologues ou centre religieux pour les Sarmates. Boris ne se pose pas la question, car il ne s’est jamais senti le droit de poser des questions. Il est évident qu’il n’a pas la liberté d’esprit nécessaire pour expérimenter. D’ailleurs, ici, personne ne semble l’avoir, et encore moins le désir de l’avoir. La hiérarchie est trop respectée. En clair, le moral n’est pas excellent et l’on se demande ce que l’on est vraiment venu faire ici. Les Russes semblent attendre comme un jeu qu’on leur donne un monopode, c’est-à-dire un haut mât destiné à la prise des clichés verticaux, et que l’on s’amuse avec. Est-ce nécessaire ? Et, au-delà, je me demande si notre méthode de travail peut s’appliquer à des fouilles et à des sites sur lesquels la seule problématique de recherche est la découverte de beaux objets. En outre, je vois bien que je n’aurai pas le temps nécessaire pour discuter avec Boris. Nous sommes séparés dès que nous quittons le terrain, puisqu’il semble qu’il dorme au cœur des jardins, dans une datcha proche de celle d’Anton. Si, en plus, c’est pour travailler sur un monument vide, mon enthousiasme risque de chuter. En fait, tout l’intérêt de la collaboration est remis en question. Nous sommes face à des interlocuteurs qui ne savent pas se poser de questions. Les choses avancent par la force des choses. Faut-il ou non les forcer ? Sommes-nous ici pour cela et en ai-je envie ? Ce n’est pas sûr du tout. Je fais l’amère expérience de tous les coopérants. C’est difficile. Nous verrons bien. Il est certain qu’il faudra faire preuve de patience et de maîtrise de soi. Les problèmes surgissent toujours là où on ne les attend pas.