Pourquoi le narrateur, une fois "la sépulture des siens refermée", désire-t-il entreprendre un retour rédempteur sur les lieux lumineux de son enfance, Taliouine au Maroc, Tabarka en Tunisie ? Projeté pour exorciser une "blessure", ce voyage devient une idée fixe. Incessant questionnement sur les peines infligées par la vie, scandé par les allées et venues entre Paris et la Franche-Comté, autre "terre d'enfance", la promesse de ce pèlerinage, dont les impressions s'entremêlent, semble permettre à l'auteur d'échapper au désespoir. Or les retrouvailles avec les "phares de l'enfance" sont souvent différées. À mesure qu'approche l'échéance du départ, l'inquiétude se fait plus vive : l'enfant de Tabarka sera-t-il au rendez-vous ?
Un beau texte littéraire sur la nostalgie et l'apaisement d'un homme réconcilié avec lui-même.
Début du chapitre "Blessure d'enfance" de Retour à Tabarka de Bernard Clesca
Terres nord-africaines, liées naguère, aujourd’hui séparées, fondues dans un rêve maghrébin qui demeure. Et pour moi ces phares de l’enfance, tour à tour marocaine, tunisienne : Taliouine, Tabarka[1]. Taliouine au creux des flancs plissés de l’Anti-Atlas ; Tabarka, la Thrabaca romaine, méditerranéenne, à distance des vertes vallées franc-comtoises où, désormais, j’erre à la recherche de mon passé, comme si le paysage s’évertuait à vouloir apaiser le temps qui reste.
Terres d’enfance. Le regard lointain et proche d’une femme « expatriée », ma grand-mère paternelle, pour dire l’intime, le climat, le décor des premières semaines. La magie de l’écriture, ces mots d’un temps qui perdure comme ils redonnent vie à des heures réelles, perdues et retrouvées, lorsque l’homme vieillissant les découvre enfin, les lit, en quelque sorte les voit. Il n’est pas seul celui qui, jour après jour, part en pèlerinage vers son passé. Il s’enrichit de ce qu’il croyait avoir oublié, il se nourrit de nostalgie, cette ferveur revenue, quand bien même il va d’une tombe vers l’autre, fleuries en toutes saisons, si chargées de tristesse et d’espérance.
Terres d’enfance, ces hauts plateaux dont l’ocre de la terre se mêle aux fleurs de safran, ces forêts de chênes-lièges qui dévalent vers la mer et ces contrées vallonnées où les bois se reflètent dans la douceur des eaux – en particulier ce jardin, plus tard celui de ma mère, où cette femme méconnue, solitaire, accueillera l’enfant avide de groseilles, lui enseignera à emprisonner les doryphores dans une boîte en fer, à nommer les plantes, les arbres, à suivre le vol des hirondelles, avant, à quelques kilomètres de sa demeure, de s’éteindre dans le clair-obscur d’une maison de retraite dirigée par des religieuses, ce lieu redécouvert où immanquablement il me semblera la reconnaître au lendemain de la mort de ma mère, l’une et l’autre réunies dans cette terre des origines et de nos fins dernières.
L’inlassable retour vers une acropole franc-comtoise, le château de Saint Rémy, où la splendeur du site s’est à jamais confondue aux ténèbres, les hospices hospitaliers. Des façades restaurées superbement muettes. À l’orée du bois d’un parc à la française, de fenêtres entrouvertes clôturées de barreaux fusent des cris. On aperçoit, cloués dans un fauteuil roulant, de jeunes visages déformés, aveuglés de soleil ; des silhouettes bancales, qui vont, viennent, ici et là, par groupes ou seules, d’un pas lent ou accéléré se précipitent vers une cour encadrée d’arbustes, en piétinent le sol, repartent pour réapparaître ; à l’écart sur un banc des corps prostrés, que côtoient des agités au regard perdu. Et le tout à l’avenant en une sorte de funeste ballet où la compassion rivalise avec l’effroi. Alors de l’adolescence resurgit cette scène : à l’arrière du château, à l’endroit précis d’un même grillage, il s’imagine revoir cette horde de femmes hirsutes, dépenaillées, la voix éraillée et le geste obscène, contre lequel, à son approche, elles se jetèrent en un simulacre de désir et de mise à mort.
Comme vient le soir, est-ce trop se souvenir ? Est-il interdit à chacun de défier le temps avant que prenne fin cette parodie de certitudes à laquelle semble se réduire toute existence ? Oui, ici et maintenant, accepter la douleur. Et les mots pour la dire.