Le cercle des homards. Hoëdic, une île entre rumeurs et naufrage. Ethnographie d'une catastrophe maritime

  • 22.00€

Collection: 
22.00€
Date de parution: 
21/03/2013
Etat du livre: 
NEUF
ISBN: 
9782847430660
Langue d'origine: 
Français
Nombre de pages: 
228

Le 14 juin 1931, le « Saint-Philibert », un vapeur affrété par l’Union des Coopérateurs, quitte Nantes pour une excursion à Noirmoutier. Il sombre au retour, dans la baie de Bourgneuf, devant la bouée du Châtelier. Cinq cents passagers issus du mouvement ouvrier, des syndicalistes, des militants libres penseurs disparaissent dans les flots. La mer garde les dépouilles des victimes. Le deuil impossible provoque un véritable séisme dans le corps social tout entier. On parle alors de ce Titanic breton disparu dans les vagues menaçantes des années trente. L’annonce de toutes les catastrophes.
Le deuil entravé donne naissance à de nombreuses calomnies, à des rumeurs : les passagers ont forcé le capitaine à prendre la mer contre son gré… Les consommateurs ont trouvé des bijoux dans les homards pêchés sur la côte… Le conflit social et politique se déchaîne. Il oppose les mouvements catholiques aux mouvements anticléricaux. À Paris, les Camelots du Roi de Charles Maurras invectivent Aristide Briand, élu de Nantes, rapporteur de la loi de séparation de l’Église et de l’État. L’artisan de la paix est pris à partie. Le vent se lève à l’horizon. La vieille Europe renoue avec ses démons. La vague sombre des années trente submerge toute une partie de la côte atlantique.
Sur l’île d’Hoëdic les pêcheurs ne parviennent plus à vendre leurs homards. Ils ont dévoré les victimes du « Saint-Philibert », dit la rumeur. Commence alors un long exode. L’île perd la quasi-totalité de ses habitants en l’espace d’une saison. Quelques pêcheurs reviennent pour confier à l’auteur leur mémoire de cette époque brutale. Une époque de tensions et de ruptures qui rappelle celle que nous traversons aujourd’hui. Un récit rythmé par des rencontres inattendues à Hoëdic, à Nantes. L’histoire d’une communauté oubliée. Un drame enseveli pour cent ans sous les lois de protection de la justice. Patrick Macquaire nous livre un récit qui n’est pas sans rappeler la gestion des tensions et des conflits qu’il évoque dans « Le Quartier Picassiette ». Il tente ici, dans un simple récit, de montrer comment la rumeur transforme le réel pour lui substituer la violence.

Extraits: 
Prix international du Livre insulaire d'Ouessant 2013, "Essai"

 

Début du chapitre II de l'ouvrage de Patrick Macquaire, Le Cercle des homards

II – Le naufrage du Saint-Philibert

Tout périt dans les marées violentes
L’océan tracasse des pianos à la gueule des chiens

Xavier Grall

 

Je n’avais pas trouvé la moindre trace vivante du drame. Ni témoin, ni survivant. Personne que je puisse interroger. Je n’avais rencontré que des fantômes. J’avais renseigné une quantité impressionnante de fiches et de dossiers. Je savais tout. Je n’avais rien trouvé. Je cherchais dans les livres. Je cherchais dans les archives. Je lisais des documents. Cette histoire avait un goût de tombe. Je vou­lais entendre une voix. Entendre des témoins. Trouver des rescapés. J’étais déprimé.

Le petit homme handicapé prenait soin de m’apporter ma lecture quotidienne. Je reconnaissais son pas, inimi­table, claudicant. Je reconnaissais le bruit de son chariot soigneusement huilé. Son pas traînant. L’homme boitait. Il paraissait souffrir. Il ne le montrait pas. Depuis quelque temps, il précédait mes questions. Il s’emparait de mes fiches, courait à la réserve. Il montrait un certain empres­sement comme s’il s’était attaché à mon service. Il oubliait les autres chercheurs. Il devançait les archivistes. Tous feignaient de ne plus voir ce ballet étrange où le petit homme excellait.

– Demandez-moi ce que vous voulez, j’irai, j’irai, disait-il en riant.

Je lui avais demandé une notice introuvable sur la cons­truction navale. Un défi. Il m’avait apporté, fièrement, un recueil des acquisitions de vapeurs à Nantes et Saint-Nazaire dans les années trente.

– Vous pouvez me demander, je peux trouver, vraiment…

Les années d’immédiat après-guerre avaient vu ap­paraître quantité de vapeurs. La technique et la science, issues de la dernière révolution industrielle, ne cessaient alors de bouleverser la surface de l’océan. À cette époque, la marine à voile déclinait. On avait donné le nom d’un saint à ce petit vapeur sorti des ateliers de Nantes : le Saint-Philibert.

Saint Philibert. Un saint local. Un moine dont on ra­conte qu’il fut à l’origine du peuplement de Noirmoutier, mais aussi de la création de quantité de communautés, elles-mêmes supports d’un mouvement religieux d’ampleur.

Les armateurs avaient cru bon de confier leur navire à la protection du Ciel plutôt qu’à la simple raison et au calcul des hommes. Il fallait convaincre. Il fallait expli­quer aux marins les bouleversements de la science, leur faire admettre la disparition progressive de la voile et l’irruption de la machine.

Les éléments naturels et la force du vent avaient pu être négligés, ils ne paraissaient pas pouvoir être aisé­ment oubliés. Les équipages le pressentaient. Sur terre, comme sur mer, l’apparition de la vapeur avait suscité d’innombrables craintes et beaucoup de réprobation. Ainsi les locomotives qu’on suspectait d’appartenir au diable, les gares qu’on construisait à distance des villes et des villages, le progrès dont on craignait qu’il ne vienne tôt ou tard engloutir les hommes.

On se souvenait, dans de nombreuses familles bre­tonnes, du maître laïque et du prêtre se donnant la main pour convaincre les paysannes d’accepter les fonctions de garde-barrière. On voyait alors les représentants des autorités civiles et religieuses unir leurs efforts et s’enga­ger conjointement, toutes querelles politiques et religieuses cessantes, pour que leurs élèves et leurs ouailles se voient confirmer la bienveillance de l’Église et de l’État. Une solidarité de terrain, à mille lieues des accommodements de Paris.

Je me demandais si le petit homme saurait en trouver la trace dans les archives. Il m’avait dit la présence des po­litiques. Celle des religieux. Un monde de compromis et de négociations incessants.

Le 3 juillet 1905, Aristide Briand, élu de Loire-Inférieure, avait présenté à l’Assemblée la loi de séparation de l’Église et de l’État. La mer montait. Les vieux courants résis­taient. À Nantes, de violentes échauffourées avaient op­posé cléricaux et anticléricaux. Les inventaires des biens religieux créaient une véritable rupture, un séisme dans les consciences du Grand Ouest. On était allé de manifes­tations spontanées en processions interdites, de protes­tations en accusations. Vingt années durant lesquelles, sur le terrain, dans la rue, les églises, les municipalités, les croyances et les convictions s’étaient opposées. Le petit vapeur était né, peu après la guerre, dans ce climat de revanche et de tempêtes…

Le Saint-Philibert, sorti des ateliers Dubigeon en 1923, avait été affrété pour la journée du 14 juin 1931 par la Société Les Loisirs, un groupement dû à l’Union des coopérateurs de Loire-Inférieure – l’ancienne Loire-Atlantique – et aux syndicats ouvriers locaux, au mouve­ment des libres penseurs, et à la ligue des droits de l’homme, tous réunis autour du droit aux congés payés.

Un ciel magnifique avait accompagné l’embarque­ment des passagers à Nantes et rien ne laissait présager l’apparition d’une tempête pour le retour. De nombreux touristes encouragés par les publicités de la Société Les Loisirs s’étaient joints, parfois à la dernière minute, au gros de la troupe. On allait ainsi dépasser très largement le chiffre des cinq cents passagers donné officiellement par les organisateurs.

Quatre cent soixante-sept billets avaient été distribués au départ de Nantes par les membres de la Société. Mais de nombreux touristes embarquèrent directement, souvent au dernier moment. Monsieur Duverger, l’un des survi­vants, fut de ceux-là. Aux enquêteurs, à la presse qui l’in­terrogèrent au lendemain du drame, il témoigna qu’il ne reçut aucun billet et que l’effectif total pouvait approcher les six cents personnes.

Quantité d’enfants furent embarqués, souvent de très jeunes enfants : des bébés qui accompagnaient leurs mères, et qui bénéficiaient de la gratuité. Ils ne reçurent pas de billets. J’allais pouvoir le vérifier dans mes recherches : aucun registre ne donnerait jamais précisément le nombre des enfants en bas âge. Un journaliste, Louis Lecunff, se souvenait des lieux du naufrage. Il les avait survolés pour un reportage destiné à L’Illustration. Il y avait vu flotter les nombreux débris de la catastrophe parmi lesquels quantité de landaus.

La disparition de nombreux enfants alourdissait le dra­me. Elle accablait les survivants. Elle tenait à distance les spéculations des adultes. Plus tard, on sut avec certitude qu’une trentaine de landaus et de poussettes avaient été trouvés sur les côtes, et en mer, les jours qui suivirent la catastrophe : la presse avança ce chiffre tout de suite amplifié par le témoignage d’un rescapé. Ouest-Éclair évoquait la présence à bord d’une cinquantaine d’enfants en bas âge, parmi quantité d’adolescents et de jeunes adultes. On allait ainsi atteindre cinq cents victimes au total d’un drame sans égal.