Emportés par les torrents apocalyptiques de la Collectivisation, du Goulag et de la Shoah, des êtres errent sur les chemins de l’Histoire et de sa démence politique.
Parmi eux, le héros principal, un banquier condamné aux affres de la réminiscence, entraîne le lecteur dans un voyage chaotique au coeur du Moscou des années trente, au tréfonds de la campagne russe, dans la Bessarabie et l’Ouzbékistan soviétiques des temps de guerre ainsi que la Suisse des années de prospérité.
Par-delà les péripéties des personnages, la douleur universelle partagée avec une paysanne russe ou une petite orpheline juive, la fin du monde – terrifiante – vécue avec un officier SS ou avec la femme d’un dignitaire stalinien, poussent sans relâche l’auteur à tenter de démêler l’Amour de la Haine, le Beau du Laid, jusqu’à une véritable parabole sur le Bien et le Mal, sans jamais rompre le suspens allant crescendo qui se trame au fil des pages, car ce livre reste avant tout une approche vivante et personnelle.
DÉBUT DU PROLOGUE
J’étais un être candide jusqu’au jour où j’avais fait la connaissance de Maurer. Intrigué par cet homme, j’étais alors imprudemment entré dans sa vie – pour ne plus la quitter. A posteriori, tant d’années après sa disparition, je peux dire que cela n’avait rien d’une curiosité indélicate ni d’une intrusion indécente et je peux même affirmer maintenant ce qu’auparavant je ne pouvais que soupçonner : c’était en réalité Maurer lui-même qui m’avait invité dans le cercle de ses proches, qui m’avait initié à voir et à comprendre le monde à leur manière, c’était lui qui m’avait appelé à devenir le gardien de sa mémoire et le chroniqueur de son surprenant destin.
Ainsi, pendant plus de vingt ans avais-je vécu dans deux univers diamétralement opposés. Et au fil des ans, sans que je m’en aperçoive, ma vie personnelle avait cédé à une autre, étrangère à mon entourage. Contre toute logique, c’était cette autre qui était devenue essentielle pour mon moi. Dans le secret de mes incessants entretiens avec Maurer et les siens, j’empruntais leurs itinéraires, partageais leurs peines, repensais leurs pensées et pleurais leurs morts. C’était une vie nouvelle à l’ombre de parias. Parfois je revenais à moi et me posais la question de ma présence dans ce tourbillon d’événements révolus. Pourquoi, me demandais-je, moi, un cardiologue parisien que rien ne prédestinait à un rendez-vous avec des êtres aussi singuliers, que rien – ni par ses origines ni par son éducation – ne prédisposait à d’irrévocables changements, avais-je brusquement délaissé la confortable tranquillité de ma vie pour explorer celle d’un homme indéfinissable ? Pourquoi avais-je dû consacrer tout mon temps à cerner ce personnage, entreprenant d’étranges voyages pour rechercher en tous lieux ses traces ? Pourquoi, enfin, m’étais-je mis dans l’obligation de comprendre les préoccupations de ses proches, disparus les uns après les autres de leur monde marqué au sceau des barbaries ? En même temps, pourquoi avais-je le sentiment, pour ne pas dire la certitude, qu’ils n’auraient pas pu vivre
dans notre monde peureux et revendicatif, où la tragédie avait été proclamée hors-la-loi et où la solitude était brouillée par tant d’individus envahissants et bien intentionnés ? De quels insondables abîmes venait la voix, à la fois douce et despotique, qui m’enjoignait de tout quitter et de prendre le chemin de l’errance ? Était-ce celle de la compassion aux souffrances d’autrui, celle d’une discrète insatisfaction qui m’aurait définitivement métamorphosé en observateur dévoué d’un univers qui n’était pas le mien ? Ou était-ce simplement la voix d’un destin tracé au gré des circonstances ?