Dessin de couverture : GRANJABIEL
"Ce roman a quelque chose d'un conte philosophique. Par sa brièveté et sa singulière énergie. Par son ton, dont on ne saurait dire s'il est tragique ou ironique. Par sa visée qui semble ne pas hésiter à se faire didactique, voire militante.
Son titre même nous invite-t-il a suivre - "chez" - quelque récit de voyage exemplaire, dont on pourrait recevoir un enseignement?
"Un végan chez les Pygmées"... : les deux substantifs entrent d'emblée en tension ! "Pygmée" vient du grec ancien (et de récits antiques). "Végan" est la francisation d'un mot forgé en anglais il y a un peu plus d'un demi-siècle.
Le "véganisme" est un mode de vie radical par son refus d'avoir recours à tout produit issu de l'exploitation (et d'abord, évidemment, de la mise à mort) des animaux. Les Pygmées seraient, eux, connus pour leur mode de vie entièrement dépendant de la forêt et pour leur consommation de chairs d'animaux de toutes les espèces.
Le titre recèle donc une manière d'impossibilité ; en tout cas, il annonce la plus improbable, la plus intenable des situations"
Claude Mouchard
CHAPITRE 1
Si Leroy m’avait dit, en France, que je serais dévoré chaque jour par la tentation de manger de la viande de brousse chez les Pygmées, je ne l’aurais pas cru. Je me serais franchement moqué de lui.
Voilà maintenant six mois que mon tourment dure. À chaque repas, l’odeur de la viande me plonge dans une lente agonie. Mon estomac ne supporte plus les exhalaisons des aliments carnés. La probabilité de renoncer à l’alimentation végétalienne est forte. Les membres de la communauté pygmée où je vis ne s’en soucient guère. Ils pensent que je veux leur passer mes caprices. Je crains de souffrir davantage dans ce milieu où la chair animale est une denrée de première nécessité.
Enfant, le père de mon père me lisait chaque soir, avant de me coucher, un chapitre d’un roman volumineux, fort drôle. L’héroïne s’appelait Lucy, une jeune végane de vingt-quatre ans. Après trois semaines passées chez les Esquimaux, son cœur avait cessé de battre. Lucy était morte, morte de faim. Elle avait refusé catégoriquement de se nourrir de chair animale, principal aliment des Esquimaux. Malgré l’insistance de ces derniers, elle avait préféré la mort à la trahison de la cause animale à laquelle elle s’était vouée. Je comprends mieux ce récit, aujourd’hui. Et je me demande ce que je fais encore ici. Je vais retourner en France, revoir la rue de Sèvres que j’affectionne particulièrement, dans le vie arrondissement de Paris. J’habitais à un jet de pierre du métro Sèvres-Babylone, une station des lignes 10 et 12. Je prenais rarement la ligne 10 parce que je n’avais pas d’amis de ce côté-là. La ligne 12, en revanche, je la prenais régulièrement. Mon ami Leroy habitait la rue Chaudron en Plaine Saint-Denis. Il n’aimait pas Paris qu’il trouvait moins sympathique. Il me disait qu’à Paris, personne n’a de temps pour personne, les dragues de rue n’existent plus, les gens ne savent plus se dire bonjour ni échanger des sourires discrets. À Saint-Denis, insistait-il, les gens sont plus accueillants, plus cordiaux, plus joviaux. Je comprends pourquoi il est fou amoureux de cette ville qu’il juge aimable, pleine de vie et de vitalité. Je ne lui en veux pas s’il abhorre Paris et ne veut pas que je lui en parle ; il a grandi à Saint-Denis, au 9 rue Franciade, non loin du Musée d’Art et d’Histoire Paul Éluard. Je connais Leroy depuis l’âge de cinq ans. Son père et le mien ont étudié au lycée Louis-le-Grand, dans le ve arrondissement de Paris. Je sais ce qui pousse Leroy à préférer Saint-Denis à Paris. Il ne me l’a jamais dit, mais je l’ai su en le fréquentant. Leroy adore baratiner les jeunes filles qu’il rencontre dans la rue. Il ne laisse aucune lui échapper. Je me demande s’il a des préférences. Au regard de ses élans donjuanesques, j’en doute. Mais je l’aime parce qu’il sait célébrer la féminité, lui donner la place qui est la sienne.
Pourquoi je me rappelle ces choses-là dans un environnement où il n’y a ni magasins, ni rues, ni routes, ni gares, ni tramways, ni métros ? À vrai dire, j’ai une envie folle de manger dans un restaurant végétalien. Leroy, même s’il est flexitarien, m’y accompagnait quelquefois. Je suis loin de lui maintenant et de ces moments agréables. Mon ventre est creux. Depuis le matin, je n’ai rien mangé. Ma mère ne m’avait pas dit que ses parents vivent essentiellement de la chasse et de temps en temps de la cueillette, de la pêche et de l’agriculture. Les arbres fruitiers n’ont plus de fruits. Il n’y a plus d’épis de maïs dans les champs. Les feuilles et les tubercules de manioc sont devenus rares. Le panier à arachides est vide. Que mangerai-je ? Je suis végan, mon père est végétalien, le père de mon père était végétarien. Il s’était donné la mort parce que son voisin camerounais avait tué son chat et l’avait mangé dans un rôti de mbongo tchobi avec, comme garniture, la banane plantain mûre à la vapeur. C’est un triste souvenir que je n’arrive pas à effacer de ma mémoire, ni à comprendre. Comment le père de mon père avait-il pu se soustraire à la vie pour un motif pareil ? Je ne dis pas qu’il était dépourvu d’intelligence, mais c’est mon ami Leroy qui avait trouvé son suicide ridicule et s’était longuement esclaffé quand je le lui avais raconté. Je ferai l’effort d’oublier cette sombre histoire.
Ma mère, je n’aime pas trop parler d’elle, parce qu’elle est carnivore comme ses parents, ses frères, ses sœurs, ses tantes, ses oncles, ses cousins, ses cousines, ses nièces, ses neveux, bref toute la lignée. Elle se moque de moi très souvent en affirmant que le véganisme, comme toute idée, mourra ; il ne sauvera pas notre planète de ses maux si complexes et si nombreux, datant des années génésiaques. Je ne l’écoute pas, parce que les carnivores domestiques de son rang ne se rendent même plus compte que leurs habitudes alimentaires sont à l’origine de nombreuses extinctions d’espèces animales. Aujourd’hui, dans son pays d’origine, même les rats sont en voie d’extinction.
Ma mère a cinquante-deux ans, et je suis persuadé qu’elle ne changera plus son système d’alimentation. À l’âge d’un an, elle était déjà soumise à une alimentation carnée. Elle me l’a dit un soir à table, je n’en revenais pas. J’étais noir ou, plutôt, rouge de rage. Comment des gens peuvent-ils être esclaves de la consommation de viande au point d’en donner aux nourrissons ? Ma mère n’aime pas des questions pareilles. Elle me rappelle, de temps en temps, que je dois un strict respect à sa famille qui est aussi la mienne et qu’elle ne supporterait aucune parole déplacée de ma part. J’aime beaucoup ma mère, et je ne pourrai en aucun cas railler sa famille. En Afrique, on ne connaît ni la tête ni la queue de la famille. Ma mère appelle habituellement son oncle son père, sa tante sa mère, son cousin son frère, la cousine de sa cousine sa sœur. Il m’arrive même d’être perdu quand elle me parle de sa famille. Mais je commence à m’y habituer. De toute façon, ce qui me choque, c’est qu’elle pense que le combat que mènent les végans, les végétaliens et les végétariens est inutile. Je ne sais pas comment lui faire comprendre que chaque jour qui passe, des milliards d’animaux sont massacrés, cuits sur la braise ou au four, consommés dans des bouillons, des sauces, des mets de toutes sortes.
Je ne dis pas que ma mère déteste les animaux, mais elle croit que la chair animale est nécessaire pour l’alimentation humaine. Elle ne se rend pas compte que lorsque je vois la dépouille d’un animal, je passe des nuits le front collé au mur, attendant en vain le sommeil. J’ai beau lui dire que je suis sujet à d’horribles cauchemars, elle s’en moque en me conseillant gentiment de ne plus regarder les films d’horreur. Elle feint d’ignorer que l’idée du monde moins les animaux me terrifie. Une nuit, j’ai fait un cauchemar dans lequel je voyais impuissant les humains se bouffer entre eux pour satisfaire leur besoin en viande. J’étais terrorisé à mon réveil. Mais je n’ai pas osé lui en parler. Elle se serait moquée de moi comme d’habitude.
Le père de mon père avait raison de dire que les carnivores ne prennent pas au sérieux les actions salutaires menées par les végans. Mais peut-être mes écrits réussiront-ils à en convaincre plus d’un. D’aucuns diront que j’exagère, que je suis alarmiste, que les végans voient toujours l’extrême horreur là où il y a l’extrême saveur. Cela ne me surprend pas. « Avec les humains, comme disait le père de mon père, il y a peu à espérer. Leur raison n’a jamais réussi à dompter leur folie. »