Mon cher cannibale

  • 15.00€

Auteurs: 
Collection: 
15.00€
Date de parution: 
13/03/2015
Etat du livre: 
Neuf
ISBN: 
9782847431063
Traducteur: 
Préfacier: 
Rita Olivieri Godet
Titre original: 
Meu querido canibal
Nombre de pages: 
196

"Il était une fois un Indien. C'était dans les années 1500, au siècle des grands navigateurs - et des grands Indiens. Comme ils ne maîtrisaient pas l'écriture, il n'est resté de leur destin que des légendes, le peu de choses que nous savons d'eux nous le devons aux récits souvent invraisemblables de ces Blancs, empreints d'exagération et de suspicion, un délire fou dont n'est pas exempt le narrateur qui vous parle (héritier du sang des premiers et des affabulations des seconds) et qui s'en va puiser aux sources d'antan, dans les vieux bouquins fleurant le romantisme tardif, pour s'exposer, torse nu, tel un néoromantique anachronique, aux piques de l'histoire officielle, cette vieille dame très digne, soumise aux retouches dictées par notre indignation. Mais en vérité, c'est un héros dont la mémoire s'est perdue au fil du temps, malgré le territoire dans lequel il a inscrit sa légende".

Extraits: 

Début de Mon cher cannibale

 

1

Il était une fois un Indien. C’était dans les années 1500, au siècle des grandes navigations – et des grands Indiens.

Lorsque les Blancs, intrus au paradis, accostèrent sur ces rivages inconnus, ils ne savaient pas que ces Indiens existaient depuis 15 ou 20 mille ans, qu’ils étaient plus de 5 millions et que très peu allaient survivre pour raconter leur propre histoire.

Comme ces Indiens ne maîtrisaient pas l’écriture, il n’est resté de leur destin que des légendes. Le peu de choses que nous savons d’eux nous le devons aux récits souvent invraisemblables de ces Blancs, empreints d’exagération et de suspicion, un délire fou dont n’est pas exempt le narrateur qui vous parle (héritier du sang des premiers et des affabulations des seconds) et qui s’en va puiser aux sources d’antan, dans les vieux bouquins fleurant le romantisme tardif, pour s’exposer, torse nu, tel un néoromantique anachronique, aux piques de l’histoire officielle, cette vieille dame très digne, soumise ici aux retouches dictées par notre indignation.

Par ailleurs, il y a quelque chose de ludique dans cette entreprise. Le simple plaisir d’ajouter quelques histoires à d’autres histoires déjà contées.

Mais en vérité, c’est un héros dont la mémoire s’est perdue au fil du temps, malgré le territoire dans lequel il a inscrit sa légende.

Ce fut un vainqueur, mais on ne peut dire la même chose de son peuple et des héros qui lui succédèrent, totalement exterminés comme on le sait, et comme il est toujours bon de le rappeler, dans un carnage abominable, avant de servir de banquet aux vautours.

Maintenant, mettons-nous au travail.

 

2

Cet Indien s’appelait Cunhambebe.

Son nom d’abord. Il signifie « langue traînante », allusion à sa manière lente de parler, presque bégayante. Pour simplifier : homme au parler calme.

Ne l’imaginez pas seulement comme un bon sauvage édénique – et nu, par-dessus le marché, sans rien pour cacher ses parties honteuses, etc. – , seigneur de la jungle et des eaux, de la chasse et de la pêche, vivant au temps de la pierre taillée, en paix avec les hommes et la nature, un être contemplatif sous des millions d’étoiles, scrutant le ciel pour y deviner des signes de tempête.

C’était un guerrier.

Situons-le dans le temps : l’ère de la pierre polie. Et dans l’espace – une région paradisiaque que les Blancs baptisèrent Rio de Janeiro, ignorant ses anciens noms : Rio de Arrefens, Rio de Oriferis, Rio de Rama, Rio de Iaceo. Cunhambebe fut le seigneur de ces eaux de rêve et de fureur.

Il appartenait à la nation tupinamba, ce qui signifie fils du Père Suprême, peuple de Dieu ou, selon une version plus probable : Fils de la Terre.

Ce peuple tupinamba était issu de la grande famille tupi-guarani. Il occupait le littoral atlantique depuis l’embouchure de l’Amazone jusqu’au Rio de la Plata et il finit par s’établir à Rio de Janeiro, Bahia et Maranhão. Il y remplaça d’autres tribus, plusieurs siècles après que les premiers peuples indigènes eurent commencé à envahir par vagues le continent américain, depuis le Détroit de Béring, ou, selon une autre hypothèse, avant que des hommes venus d’Australie, de Tasmanie et de Nouvelle-Zélande eurent peuplé l’Amérique du Sud à partir de la Terre de Feu, où ils pénétrèrent en contournant les glaciers de l’Antarctique, les îles Shetland et le Cap Horn. Le Nouveau Monde des Blancs appartenait déjà à un vieux peuple.

 

L’Indien appelé Cunhambebe était le plus vaillant. Il vivait en guerre permanente avec ses voisins, les Tupiniquim. Il menait de violentes batailles pour la défense de son espace ou à cause de vengeances familiales. Il ne rentrait jamais chez lui humilié et n’acceptait aucune offense. Aucun crime contre les siens ne restait impuni. Il châtiait ses ennemis avec une impressionnante cruauté. Et les dévorait.

 

Arrivèrent les Portugais, crachant du feu, avec la ferme intention de prendre cette terre par la force et de soumettre ses propriétaires à l’esclavage.

Cunhambebe se mit en colère et fit trembler la terre.

On associe la signification de son nom au fait qu’il se montrait fin négociateur lors des grandes décisions et qu’il leurrait ses interlocuteurs comme le plus rusé des renards politiques. Parodiant un vers du poète pernamboucain João Cabral de Melo Neto sur la manière de parler dans le Sertão, Cunhambebe avait une façon de parler trompeuse. Son art de parlementer a fait de lui le chef indigène brésilien le plus grand et le plus fort, le plus redouté aussi, imbattable dans l’art de la guerre. Il n’accorda aucun répit aux Portugais.

 

Un génie militaire, disons-le d’emblée. Avec des armes rudimentaires – des flèches, des arcs et des massues de bois –, il affrontait les canons et s’en sortait indemne. Il réalisa un exploit encore plus étonnant : il revint de la bataille avec, sous chaque bras, un canon qu’il avait pris sur une embarcation tout juste arrivée du Portugal. Pour y parvenir, sa stratégie consistait à accoster les galères et les caravelles des envahisseurs avec des flottilles de pirogues, puis à attaquer dans le silence de l’aube, par surprise, et à massacrer quiconque se trouvait sur son chemin. Il fut l’inventeur d’une sorte de guérilla maritime, utilisant des pirogues légères, des igaras, faites à partir de l’écorce d’un arbre immense appelé ygá-ibira, qui glissaient très vite sur l’eau. En général il attaquait avec 30 pirogues, chacune transportant 40 guerriers. Les Portugais étaient pris de panique dès qu’ils entendaient son nom. Il y avait de quoi. Ils savaient de qui on parlait. Cunhambebe ne les a jamais laissé se vanter.

 

Évidemment, les Français, très malins, choisirent de devenir ses amis. Plus diplomates et moins ambitieux ou visant des intérêts différents, en tout cas au début de leur invasion, ils préférèrent les affaires à la guerre. De petits trafics et un peu de piraterie qu’ils faisaient passer pour du troc. C’est-à-dire qu’ils échangeaient des objets utilitaires de la civilisation européenne – haches, faucilles, marteaux, grands couteaux, hameçons, parfums et les fameux petits miroirs – contre des produits précieux du pays, tel que le pau-brasil, que les Indiens appelaient ibirapitanga, le bois de teinture tiré d’un arbre si gros que trois hommes ne suffisaient pas à l’embrasser. Il donnait cette teinture rouge avec laquelle les indigènes se peignaient le corps. Le pau-brasil, qui est à l’origine du nom définitif de notre pays – selon l’hypothèse la plus courante – était devenu l’arbre le plus recherché pour sa valeur commerciale, un bois si convoité qu’il envoûtait tous les Blancs.

Et ce n’était pas tout : ils recherchaient aussi du poivre, du coton, des oiseaux exotiques aux plumes de couleurs éclatantes. Lors de ces échanges, ils prenaient même de petits Indiens qu’ils éduquaient à la française et qu’ils mariaient ensuite à leurs filles. Beaucoup d’entre eux étaient pris comme souvenirs de ce pays exotique, puis offerts au roi qui, à son tour, en faisait cadeau à de riches notables.

Il faut leur rendre justice : ils se sont émerveillés devant ce pays et devant ses habitants, un peuple expulsé de la Genèse, d’après la vision idyllique de ces premiers voyageurs.

Aux yeux des Français, la vie sauvage et la liberté des mœurs, la chair brune des jeunes Indiennes, vives, nues comme au premier jour et au pubis rasé, la fête était permanente. Le soleil, le sexe, la mer et la forêt vierge. Une vie rêvée.

Ce monde grisant était la juste récompense des voyageurs qui jetaient l’ancre après des mois d’une traversée pénible de l’Atlantique au milieu des tempêtes. Émerveillés par ce tableau, ils pouvaient apaiser leur soif de cauim – la gnôle des Indiens – et faire la fête avec eux. Imaginez l’orgie. Énorme. C’est de cette époque que doit dater la réputation qu’ont les Français d’être faits pour le lit et la table plutôt que pour la guerre.

 

Ils venaient d’une Europe opulente et répressive, minée par les guerres de religion, l’inquisition, les famines et la peste. Après des siècles de domination féodale, cette vieille Europe ensanglantée allait connaître les temps nouveaux de la science, de la technique et du capitalisme commercial. Ses princes et ses curés, qui jusqu’alors avaient bénéficié des impôts provenant de la terre, ne gagnaient plus autant que les commerçants. Le schisme de l’Église chrétienne, à la suite de la Réforme entreprise par Luther et poursuivie par Calvin, allait provoquer une contre-offensive apostolique qui déboucherait sur la fondation de la Compagnie de Jésus. Les catholiques considéraient désormais le protestantisme comme la couverture religieuse du capitalisme naissant. Et les jésuites s’érigeaient en soldats de Dieu contre l’hérésie luthérienne judaïsante.

Mais à propos de la Réforme on doit souligner qu’elle s’est installée plus rapidement que prévu grâce à la gestion belliqueuse et corrompue du pape Alexandre vi, le dissolu, dont le nom civil était Rodrigo Borgia (originaire de Borja, en Espagne), père de la trop célèbre Lucrèce, duchesse de Ferrare, et de César, cardinal, homme politique et militaire. En 1492, avec le soutien financier des rois catholiques Ferdinand et Isabelle, Rodrigo Borgia acheta sa charge de Souverain Pontife, qu’il exerça jusqu’à sa mort, en 1503.

Dès la première année de son pontificat, Alexandre vi paie avec intérêts, gratifications et dividendes très élevés à tous ceux qui ont misé sur son titre de pape. Le 4 mai 1493 il offre le plus grand cadeau du monde « à son Très Cher Fils dans le Christ, Ferdinand, et à sa Très Chère fille dans le Christ, Isabelle, illustres Roi et Reine de Castille, de Léon, d'Aragon, de Sicile et de Grenade ». Ce présent était une bulle, intitulée Inter Caetera. Elle devenait le premier acte juridique transatlantique, le plus important de tous les temps, émis à Rome « auprès de Saint-Pierre », accordant à l’Espagne toutes les îles et les terres fermes découvertes ou à découvrir en direction de l’Inde, ou toute autre région, suivant une ligne allant du Pôle Arctique jus-qu’au Pôle Antarctique, etc. Les yeux fermés, il offrait aux rois catholiques non seulement les terres mais aussi les habitants qui s’y trouvaient et tout ce qu’on allait encore découvrir.

Tout cela au nom de l’expansion de la religion chrétienne. Au nom de Dieu, dont il se disait être le « serviteur des serviteurs », Alexandre vi avait prescrit dans sa bulle quelques recommandations : le salut des âmes par l’anéan­tissement des nations barbares et leur soumission à la foi catholique. Voilà. Le destin des Sauvages des Amériques était tracé.