Mémoires d'un mauvais sujet

  • 22.00€

Auteurs: 
Collection: 
22.00€
Date de parution: 
19/08/2015
Etat du livre: 
Neuf
ISBN: 
9782847431230
Langue d'origine: 
Français
Nombre de pages: 
304

"Je suis le cinquième enfant d'un capitaine d'infanterie tué quand j'avais dix-sept ans. Mes frères et sœurs avaient fondé sur ce décès des espérances entretenues par le notaire. Or on eut des dettes à me reprocher. Tout l'argent de la succession ne serait pas assez pour payer les excès que j'appelais mes succès. D'un commun accord on décida ma mère à me mettre hors de portée de me nuire à moi-même et de causer du tort à quiconque. On l'informa d'une ordonnance aux termes de laquelle il était permis de faire exiler les mauvais sujets de famille aux parents dont les enfants seraient tombés dans des cas de dérèglement capables d'exposer leur honneur et tranquillité. Je garde en mémoire les mots de cette ordonnance. Cinq années de ma vie sont enfermées là-dedans. Ces années prises à ma liberté je veux les rendre à la vie."
C'est l'histoire véridique et formidable de la déportation vers la Désirade de soixante-dix libertins livrés par leurs familles au bon plaisir du roi. Les bouches et les sorts ont été scellés par lettres de cachet mais l'un des indésirables a témoigné de l'île où sont déjà des esclaves et des lépreux. Sa mémoire à vif est attisée par des pensées brûlantes. Il est pris dans un filet d'événements (guerre de Sept ans, cession du Canada, colonisation de la Guyane à Kourou) qui donnent à comprendre ce qu'est la mer : un mur. Au bout du compte aussi : la liberté. Le "mauvais sujet" du récit qu'on va lire est quelqu'un dont les emprisonnements (de Bicêtre au bagne en passant par les îles d'Amérique) ne font pas oublier, d'aventures en inventions, qu'il y a des raisons de ne pas désespérer.

Extraits: 

Début des Mémoires d'un mauvais sujet

 

 

J’avais dix-sept ans quand fut tué mon père. À sa mort il y eut des discussions d’intérêts. Les dépenses engagées par ma sœur et mes frères aînés pour faire un mariage et prendre un état n’avaient pas eu l’effet qu’on escomptait. La famille était plus riche de considération que de bien. Sa position ne se relevait pas. C’était pire. Elle touchait le fond. Les titres au respect sont un point. La fortune en est un autre. On pensait que la prospérité pouvait revenir avec un crédit public intact. On fondait sur le décès des espérances entretenues par le notaire. Or on eut des dettes à me reprocher, ce qui ne venait pas à propos pour l’aisance, et de jeu, qui ne donnait pas bonne opinion de moralité. Les espérances étaient déçues. Les reconnaissances étaient non honorées. Tout l’argent de la succession (quand on en aurait déduit les frais) ne serait pas assez pour payer les excès que j’appelais mes succès. D’un commun accord on décida ma mère à me mettre hors de portée de me nuire à moi-même et de causer du tort à quiconque. On l’informa d’une ordonnance aux termes de laquelle il était permis de faire exiler sans jugement ni condamnation les mauvais sujets de famille aux parents dont les enfants seraient tombés dans des cas de dérèglement capables d’exposer leur honneur et tranquillité. Je garde en mémoire les mots de cette ordonnance. Elle est datée du 15 juillet 1763, signée du roi Louis le quinzième et de son secrétaire d’État le duc de Choiseul. Cinq années de ma vie sont enfermées dans le préambule et dans les huit articles de la proclamation. Ces années prises à ma liberté je veux les rendre à la vie. La mienne et celle de soixante-dix autres exportés vers l’île de la Désirade. À présent que je vais rentrer dans la société ma vie n’est plus dictée par des règlements de prison. Je veux la vivre et commencer par être celui qui l’écrit.

Je suis le cinquième enfant d’un chevalier capitaine d’infanterie né seigneur de la Chaux, paroisse de Linazay. Ses quartiers de noblesse avaient telle antiquité que c’est à peine si les savants les plus savants s’en souvenaient dans le royaume et nous étions si désargentés que nous n’intéressions pas un généalogiste à nos droits. Ma mère attendait son quinzième événement quand je devins lieutenant du régiment Royal Infanterie. J’en fus chassé par mon commandant qui libella sans retard un placet reçu par M. de Sartine à la police du roi. Mon cas fut envoyé pour enquête à l’intendant de Poitiers. J’ai fait ma propre enquête auprès de cet intendant. Je sais maintenant comment les choses arrivent. Elles arrivent à l’insu de ceux qui les vivent et je dirais même à leurs dépens. D’abord on doit l’existence à ceux qui nous la donnent. Ensuite on doit ce qu’on dépense à ceux qui prêtent un argent qu’on n’a pas contre une reconnaissance à signer sur un honneur hypothéqué. C’est toujours une dette à payer. Ce que j’entendais dire aux sujets dans mon cas m’ouvrait petit à petit les yeux sur une réalité que je vivais sans la comprendre ou plutôt que je subissais sans la vivre. Au bout d’un temps je pus débrouiller l’éche­veau des lettres de cachet. Dans le désordre de famille un air de parenté régnait. La police avait pris possession de nos vies. Ces vies n’étaient réglées que par ce qu’on en prononçait dans une correspondance inconnue. Le sort était scellé par un cachet. Les bouches étaient fermées par un arrêt. Tout se faisait au bon plaisir du roi. Ses décisions faisaient de nous ce qu’elles voulaient. Les événements nous vivaient. Nous ne les vivions plus.

Des mois s’étirèrent avant que l’information diligentée ne fît retour aux bureaux de Versailles. Un premier dura l’éternité dans le cachot militaire où je rongeai ma patience à Metz. Ma troupe y tenait garnison. L’inaction me précipitait dans le jeu. Le jeu m’attirait des dettes et celles-ci des remontrances et des soucis que je noyais dans les cercles de jeu. Comme on ne me faisait plus crédit dans ceux qu’un homme de ma qualité pouvait fréquenter sans déroger je passai dans les appartements d’étage et de là tombai dans les rangées de dortoirs et de là dans de plus mauvais lieux. J’avais épuisé le crédit qui me restait d’une lettre de change de trois mille francs tirée sur un banquier de la famille et qui m’était revenue protestée. J’étais perdu non seulement pour le jeu mais aussi pour le régiment. J’avais vu s’en aller le mien sans moi, trop jeune, et revenir au pays la dépouille embaumée de mon père au bout d’à peine un mois d’une expédition qui le vit mourir avec bravoure à l’assaut du fort anglais Saint-Charles. On cita de lui des mots glorieux disant que seraient convaincus de trahison comme ennemis du roi tous ceux qui se trouveraient entre la place et lui. Si ce que les soldats de sa compagnie me répétèrent après six ans de campagne à Minorque est vrai. Le duc de Richelieu qui commandait le régiment n’avait pas ses hommes en si grande estime. On l’entendit déclarer que ceux des soldats qui continueraient de s’enivrer n’auraient pas l’honneur de l’assaut. C’est un honneur que les soldats payaient cher à raison des milliers remplacés chaque année pour la succession d’Autriche ou dans la guerre de sept années qui venait de se terminer pendant que je m’enivrais de grandeur impossible et de vin bon marché.

La limite entre honneur et déshonneur est mince. À Minorque où je me fusse illustré ma mort eût été valeureuse. En cachot de dix pieds carrés j’étais vivant sans gloire et presque sans vie. Je ne tenais plus les dés. J’étais jeté par eux jusqu’à rouler dans ce cachot. J’en fus tiré le neuvième jour d’août 1763. Ma joie ne dura que le temps de sortir avant de recevoir avis qu’on me dirigeait vers une maison de force. Deux soldats bien disposés pour moi composaient toute ma suite au lieu du brigadier de service. Aux étapes on les prenait pour mes compagnons d’armes. Ils n’avaient rien de cavaliers rompus au convoi de prisonniers. Rien n’eût été plus aisé que de m’enfuir à tout moment pendant la conduite. Or j’étais soldat. Cela m’eût condamné aux galères. Où fussé-je allé ? Sans argent. Sans connaissances. Et pourquoi ? Si rien de plus malheureux que le cachot ni de plus heureux que Paris ne pouvait m’arriver. Même informé de sa triste réputation j’étais loin de me représenter ce qu’était Bicêtre. Arrivé là je regrettai non seulement ma ration du roi mais aussi je soupirai presque après mon cachot militaire. Il y avait de tout dans ce recoin le plus funeste et le plus oublié du royaume. Il y avait des mendiants, des vagabonds, des insoumis, des étrangers, des débauchés, des galeux, des infirmes et des esprits dérangés, des escrocs, des voleurs et des blasphémateurs, et des détenus pour dettes et des repris de justice. Il y en avait de la capitale. Il y en avait des provinces. Il y en avait par centaines en salle commune, en quartier de force, ou dans des cachots, toujours des cachots, qui se livraient à tous les trafics.

À la vue de l’ancien château je ne m’inquiétai que de ce que j’allais trouver dedans. Je ne fis pas le rapprochement qui s’imposa plus tard à la Désirade avec un vaisseau qui se fût échoué sur un relief en dérision de quelque arche de Noé qu’on eût remplie de tout ce que la création divine eût renié. Car il faut quelquefois se figurer par la mémoire ou par l’imagination ce qu’on a sous les yeux pour vraiment le voir. On ne voit que ce qu’on a vu. Mais c’était déjà comme si cha­cun de mes voyages anticipait le suivant sans que je m’en aperçusse autrement que par un retour en mémoire au précédent. Tout était nouveau mais rien n’appartenait déjà plus qu’au passé. Rien ne revenait que pour y disparaître à jamais dans la durée des jours enfuis. Celui qu’on appelait quand on prononçait mon nom n’était plus moi. Celui que je continuais d’appeler moi demeurait seul en arrière au vieux château de la Chaux près Civray dans le Poitou. Mais comment puis-je être certain que les années qui m’en séparent ont été des années dont l’addition me constitue moi plutôt qu’un autre ? Est-ce que les événements n’ont pas tellement dévié le cours de ma vie que ce dont je parle en évoquant le passé ne m’est plus rien ? Est-ce que tous les liens qui devaient m’unir aux miens ne sont pas rompus ?