Grâce à son talent de conteuse, son sens des dialogues et son don d'observation, Jeannine Letulle nous plonge en 1940, alors qu'elle n'a que six ans et que la guerre éclate, la privant de sa jeunesse. Car c'est soudain les bombes, l'exode, la dislocation familiale, la prison, les camps, la faim, la maladie, la mort, puis l'après-guerre dans le champ de ruines qu'est le Havre. Seule fille pour cinq garçons et un père machistes, Jeannine trouvera auprès de sa mère un soutien et un amour indéfectibles.
Début de l'ouvrage de Jeannine Letulle, Une jeune havraise dans la guerre des grands
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La petite fille se réveilla brusquement au milieu de la nuit. Elle tremblait de froid, de peur ; la mince couverture qui la recouvrait ne parvenait pas à la réchauffer. Et cet épouvan-table cauchemar était revenu la tourmenter une fois de plus. Ébranlée par la violence de son rêve, elle avait besoin de sentir la présence de ses deux frères, ses repères malgré leurs nombreuses bagarres. Elle les contempla à la clarté de la lune filtrant à travers les minces persiennes du baraquement. Ils étaient là, couchés à ses côtés, sur un matelas étalé à même le sol. Elle effleura les cheveux du plus âgé, ce qui la rasséréna.
Au Havre, avant la guerre, Jeannine avait été une enfant sans trop de problèmes. Sa place se situait après Marcel et juste avant Popaul le petit dernier : la seule fille pour cinq garçons dont la compagnie était parfois difficile à supporter, leur caractère différant tellement du sien. Heureusement que maman était là pour rétablir l’ordre et la justice.
Puis un jour, tout s’écroula. La vie devint un enfer. La peur, le bruit des bombes sur la ville, l’obligation de se lever à toute heure de la nuit quand retentissait la sirène et, par la suite, le bruit des bottes de l’armée allemande martelant le bitume.
– C’est la guerre ! murmuraient les adultes avec effroi.
Le rationnement avait été instauré et, pour comble de malheur, le climat familial s’était dégradé. Finalement, pour se protéger, ils avaient dû fuir, encore et encore.
Réfugiée depuis un mois dans un petit village de l’Oise, la famille logeait à l’étroit dans deux minuscules pièces d’un baraquement qu’occupait également Denise, née d’une première union de Jeannette.
Lorsqu’ils étaient arrivés, leur propriétaire s’était empressé de rafistoler et d’agrandir une baraque de jardin dans sa cour afin d’y loger les deux familles havraises. Le confort à l’inté-rieur du baraquement était inexistant, mais le choix avait été vite fait : mieux valait une grande misère ici que de se faire tuer sous les bombes au Havre !
– Depuis que nous sommes dans ce village, se disait tristement la fillette, c’est encore plus difficile que chez nous au Havre. D’accord, il n’y a plus de bombardements, mais on a de moins en moins à manger, tout le monde est de mauvaise humeur et maman est triste. Papa, lui, il n’est jamais content. Il me dispute constamment. J’en ai marre !
Le froid rigoureux de ce mois de janvier n’avait fait qu’assombrir encore leur triste condition. Et ce n’était certes pas la vieille cuisinière que le propriétaire avait récupérée sur une décharge qui pouvait leur amener un peu de chaleur et de confort.
Encore sous l’emprise de son rêve, Jeannine craignait de se rendormir. Ce cauchemar récurrent finissait par l’épuiser mais, par crainte des railleries de ses frères et de son père, elle n’en parlait à personne. Chaque nuit, elle revivait le même scénario : sa chute dans un des nombreux bassins du port du Havre.
– Roger, Roger, j’ai peur, je t’en prie, aide-moi !
Elle criait, hurlait en tendant les bras vers son grand frère, mais celui-ci se détournait en ricanant. C’était alors la descente vertigineuse ; elle était happée par l’eau froide, entraînée vers le fond et, à ce moment-là, suffocante, elle se redressait, complètement réveillée.
Pour dissiper son angoisse, la seule solution était de revenir à la réalité en se repassant les événements vécus les jours précédents à l’école et à la maison. Le réel ne pouvait pas être pire que son cauchemar.
– Popaul est fou, il est obsédé par les souris blanches, il en voit partout. Moi, j’en ai jamais vues. En tout cas, tout le monde peut remarquer qu’ici, c’est lui le plus gâté ! Il a même le culot de traîner son pot de chambre tous les soirs près de la chaise de maman quand nous sommes à table. Oh, à lui, on ne dit rien, pas de danger ! Monsieur a tous les droits. Tandis que moi, pardon ! Il se passe pas une journée sans que papa et les grands me fassent des reproches et se moquent de moi méchamment. Je sais plus quoi faire. Je me demande bien pourquoi papa est toujours sur mon dos à vouloir m’humilier devant les autres, et forcément ça les amuse tous. Je suis une fille, j’y peux rien, c’est pas de ma faute si je suis différente.
J’ai horreur des topinambours et des rutabagas ! Quand je les vois dans mon assiette, j’ai envie de vomir. J’arrive pas à me forcer. Bien sûr que je suis consciente qu’il n’y a plus que ça à manger maintenant, je suis pas folle quand même ! De toute façon, maman me le répète à chaque repas, y a pas de danger que je l’oublie ! Et puis ça sent mauvais ! Je peux même pas les mettre dans ma bouche, alors les avaler ! Je préfère rien manger du tout. Quand je vois ces trucs-là dans mon assiette, beurk ! Je sais que ça fait de la peine à maman, et que ça fait crier papa, mais j’ai jamais faim, je suis pas comme Marcel qui réclame toujours !
Maman me dit parfois : tu fais pas d’effort avec ton père, tu pourrais essayer d’être plus gentille avec lui. Je comprends pas pourquoi elle dit ça, après tout, lui non plus n’est pas gentil avec moi ! Elle me dit aussi que je dois pas être jalouse de Popaul, que si on lui cède, c’est qu’il est encore petit et que moi je suis une grande fille. Il va tout de même avoir six ans en avril ! Après tout, moi aussi j’ai souvent très peur, même si j’ai deux ans de plus que lui. Et puis maman se trompe, j’ai jamais été jalouse de Popaul. Mais, si je lui dis ça, elle me croira pas, et papa encore moins, et il manquera pas de me ridiculiser devant tout le monde :
– Elle, pas jalouse ! Non mais vous l’entendez ?!
Puis il rajoutera, comme l’autre jour à table quand j’ai voulu dire quelque chose comme les grands !
– Ça m’aurait étonné que la mère-moi-aussi ne mette pas son grain de sel quelque part ! Elle sait toujours tout, celle-là ! Vous l'entendez : « moi aussi, moi aussi, je sais ! » Alors, la mère-moi-aussi, tu n’as pas autre chose à nous sortir, la mère-moi-aussi ?! Tu ferais mieux de manger ta soupe !
Tout cela amènera un fou rire général comme d’habitude et les plus grands ne manqueront pas d’ironiser en lançant de nouvelles méchancetés. À ce moment-là, maman dira : « arrêtez, et laissez-la tranquille ! Papa, tu avais besoin de chercher la petite bête ? Et toi, arrête de pleurer, y a des choses plus graves en ce moment que de pleurer pour rien.
Comme le compteur électrique était chez les propriétaires, ceux-ci avaient tout loisir d’en disposer comme bon leur semblait. Il leur était facile de tourmenter de plus faibles et surtout de plus démunis qu’eux. À dix-huit heures précises, la propriétaire fermait le compteur électrique qui alimentait le baraquement. Évidemment, la nuit tombant très tôt en plein hiver, Jeannette se laissait surprendre chaque soir et ne pouvait s’empêcher de pester.
– Ah zut, déjà ! La sale bonne femme ! Elle agit toujours comme si nous lui devions de l’argent. Ma parole, elle doit rester en faction devant sa pendule pour être aussi ponctuelle ! Il est vrai qu’elle n’a que ça à fiche dans sa journée! Bon sang, y a pas de danger qu’elle nous fasse cadeau d’une minute en plus. Quelle horrible mégère. Mes allumettes, vite, où sont-elles ? J’espère que personne n’y a touché, il ne manquerait plus que ça. Ah enfin, les voilà ! Mais oui, mon p’tit père, maman va se dépêcher d’allumer la lampe à pétrole, je sais que tu n’aimes pas le noir, moi non plus d’ailleurs ! Mais sois patient, deux secondes.
– Toujours des mots gentils pour Popaul naturellement, et moi alors ! Pourtant maman, si tu savais comme j’ai peur dans le noir !!!
– Mais enfin Jeannine, tu te décides à te lever, oui ! Je te signale que tes frères sont déjà devant leur bol depuis un moment. Tu lambines tellement le matin, ma petite fille, qu’un de ces jours, vous arriverez devant l’école, les portes seront fermées et ce sera de ta faute ! Tu m’entends quand je te parle ? Allez, debout, dépêche-toi, et je te préviens que ce matin, je ne veux aucune comédie pour manger, tu m’as bien comprise ?
La fillette émergeait d’un sommeil venu la surprendre un peu tard. Sa nuit avait été courte et déjà il fallait se lever alors qu’elle était enfin parvenue à se réchauffer.
– Oui maman, j’arrive.
Les yeux à peine ouverts, Jeannine se glissa sur la chaise entre ses deux frères, tandis que Jeannette, leur tournant le dos, attisait rageusement le foyer du fourneau avec son tisonnier.
– Quelle misère cette cuisinière ! En me levant, y a une heure, j’ai remis une bûche et c’est à peine si elle s’enflamme maintenant. Nous ne sommes pas prêts d’avoir un peu de chaleur dans la pièce, et le seau d’eau qui n’est même pas dégelé ! Il est pourtant resté toute la nuit près du fourneau ! Ahlala ! Ce baraquement, quelle malédiction ! Quand je pense à ma belle cuisinière tout en fonte au Havre. Avec elle, nous n’aurions pas tous ces problèmes, les moins dix degrés à l’extérieur ne lui auraient pas fait peur malgré la minceur des planches de cette cabane. Rien de comparable avec ce tas de ferraille qui ne veut rien savoir pour fonctionner convena-blement. Si seulement le bain-marie marchait, mais non, ce serait trop beau : il est percé, pas question de mettre une goutte d’eau dedans. Mais enfin Jeannine, tu peux m’expliquer pour-quoi tu restes plantée devant ton bol sans y toucher ? Qu’est-ce que tu attends encore ? Que ton lait refroidisse peut-être ? J’ai eu tant de mal à le chauffer ! Ah non, tu ne vas pas recom-mencer à pleurnicher, c’est tous les matins la même comédie ! Tu as vu l’heure qui passe ?
– Maman, je veux pas de mon pain, il a une drôle de couleur, on dirait même qu’il est sale. Et puis, j’ai mal au cœur. Regarde, j’ai trouvé une saleté dessus et dedans y a du noir.
– Quoi ! Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? Quelle « bec miette » tu fais, ma petite fille. Décidément, avec toi, il faut s’attendre à tout ! Tu oublies certainement que nous sommes en temps de guerre, et que nous n’avons pas le choix, il faut faire avec ce qu’on a. Je sais que le pain n’est pas très appétissant, mais il faut que tu manges, tu vas tomber malade, surtout toi qui est si maigre. Allez, fais un effort, les autres vont encore t’attendre.