Souvenirs d'une baladine

  • 25.00€

Collection: 
25.00€
Date de parution: 
03/08/2015
Etat du livre: 
Neuf
ISBN: 
9782847431155
Langue d'origine: 
Français
Nombre de pages: 
382

Tout commence à Alger, à la fin des années cinquante, avec la naissance d’un amour fou entre la narratrice et un acteur-metteur en scène renommé, André Reybaz, leur mariage, leur vie à Paris où l’on croise Jean-Pierre Léaud enfant, Claude Nougaro à ses débuts, le grand Camus et tant d’autres. Dans le même temps que naissent les Centres Dramatiques décentralisés chers à son époux, Eva vient à « l’art dramatique insensiblement, par imprégnation lente ». Mais c’est après avoir assisté aux répétitions des Possédés, adaptés et mis en scène par Camus, qu’elle pourra dire que « l’impalpable mystère du théâtre m’avait frôlée. » Frôlé seulement, car la jeune fille devenue femme refuse de se donner corps et âme au théâtre, comme le souhaite cet homme tant aimé qui fait de son épouse « son actrice, son œuvre » et qui ne vit que « pour le théâtre dans la peau d’Eva ».

Eva Reybaz-Debione est une conteuse, elle sait rendre avec vivacité, sensualité et enthousiasme les joies pures d’un samedi à la campagne ou d’une journée à la mer, les coulisses et la scène, l’extraordinaire effervescence d’une première, la manière dont se font et se défont les choses, les êtres, les amours. Un hymne au théâtre, à ceux qui le portent et à la vie.

Sommaire: 

Début de Souvenirs d'une baladine

 

LE PAON BLANC

 

Alger, août 1958

Ivre encore de mai, de son mai, la ville grésille au foyer impitoyable d'août. El Djazaïr.

Mes talons s'enfoncent déjà dans le bitume, à seulement huit heures et je me hâte vers le refuge sombre et frais de ma phonothèque. Le planton, malheureux appelé, me salue d'un sourire las ; son uniforme trop grand flotte sur son corps malingre et son calot trop étroit râpe son front clouté d'acné. Pauvre gamin, vingt ans ? À peine, peut-être. D'où il vient ? Saint-Malo ? Pézenas ? Arras ? Qu'est-ce qu'il fout là ? Et qu'est-ce qu'ils ont à foutre là-bas, les autres ? Ceux qui se font exploser les entrailles dans les ravins meurtriers de Kabylie ? Ceux qui « nettoient » les mechtas où se tapissent des femmes hagardes, des enfants aux yeux terrifiés englués de trachome, des vieillards vacillants d'horreur, qui ferment les yeux sur leur haine ardente ? Ils ne font pas la guerre, non, ces pauvres troufions des douces provinces de France, non, ils « pacifient ». Nuance. J'y pense, à ceux-là... J'y pense, souris à celui-ci et... fonce vers mon bureau.

Les bobines s'y entassent, reçues hier de la métropole. Tri, dates de diffusion, genre. Les classer dans leurs casiers, dans l'ordre des heures de diffusion ; pas se gourer d'heure surtout, ni d'ordre, ni... de rien ! Ils ont pas le temps de vérifier au studio, là-haut et puis ils me font confiance, j'ai beau être si jeune, il paraît que je suis drôlement sérieuse dans mon boulot.

« Salut, beauté ! Ça te dirait, un petit supplément ? Y cherchent des frimants pour une grosse dramatique, là-haut, à Bru. Les frimants ? C'est des figurants, t'as rien à dire, tu te mets où on te dit et t'empoches le supplément, voilà. Ça te dit ? Mais faut y aller fissa ! T'occupe ! Je vais m'arranger avec madame Allègre, on va te remplacer, t'en fais pas... Mais non, vas-y comme t'es, t'es très bien. Toute façon, on te verra même pas, si ça se trouve. Quelle pièce ? Mais je rêve ! C'est une fi-gu-ra-tion ! Allez, file ! »

Cavalcade. Bus . El Biar. Studio TV. J'y suis enfin. Hors d'haleine.

Une espèce de hangar, éclairage violent, des câbles partout, des gens qui courent, s'invectivent, me bousculent, gueulent, rigolent... Je me réfugie dans un coin un peu plus sombre pour reprendre mon souffle, ne vois plus rien, bute sur un type assis par terre et m'affale sur lui. Pardon. Tout en nous dépêtrant l'un de l'autre, il ramasse son livre.

« Bonjour, demoiselle. »

« C'est par où, frimant ? Qui je dois voir ?... Sais pas quoi faire... Perdue... »

Alors, il me guide, me soutenant légèrement par le coude, hèle un homme corpulent :

« Albert, cette jeune personne... »

Un drôle de long couloir, plein de miroirs encadrés d'ampoules nues, crues, de gens assis devant, en peignoir comme chez le coiffeur et des dames en blouse bleue qui leur passent des trucs sur le visage.

« La salle de maquillage... » murmure mon guide

Je le regarde en haussant les épaules : je le savais, voyons, j'allais au cinéma, tout de même ! Je le vis alors, mais alors seulement. Ce regard d'obsidienne... Et ce sourire étrange... Tendre ? Moqueur ?

« Naturellement, vous le savez, où avais-je la tête ? À tout à l'heure, sans doute... »

Je m'assois sur un fauteuil libre et, soulagée, vois enfin un visage connu à ma droite. Michel.

« Mais c'est notre Eva ! Alors, même toi, ils t'ont embarquée ? C'est vrai qu'ils ratissent large, il leur faut du monde... C'est un gros truc, tu sais, le plus gros depuis qu'ils ont inauguré ! Moi, c'est mon troisième jour. C'est qu'une panouille, mais j'ai accepté parce que j'ai une scène avec Reybaz, alors je risque pas d'être coupé et ça, c'est vachement important pour la carrière, tu vois... Mais au fait, c'est Reybaz qui était avec toi, à l'instant... Tu le connais ? Comment, qui c'est ? C'est vrai, t'es pas du métier, mais quand même ! Tu le connais d'où, alors ? T'es tombée sur lui ? Comment ça, t'es tombée sur lui ? » 

Un petit mec tout en os surgit alors, 

« Allez, allez, le billard, on se bouge, on y va, on y va ! »

Ils ont l'air de savoir, eux, alors je les suis. Tiens, ils ont des drôles de vêtements, les autres, sans peignoirs et Michel... Au fait, il avait pas de moustache, avant. On dirait le billard du Coq Hardi, sauf les câbles, et les lumières, et les mecs en salopettes et...

« qu'est-ce-que vous foutez là ? »

L'homme corpulent ! Albert !

« Eva... Je suis Eva. On m'a dit que je dois faire, euh... frimant, ce matin, pour un supplément, alors j'ai pris le bus, y avait pas trop de monde, heureusement, c'est pas comme aux heures de pointe, j'ai même pas été contrôlée, c'est comme ça que j'ai pu arriver si vite, comme on m'a dit que c'était urgent, mais je sais pas quoi faire, personne m'a rien dit, juste mon chef qui m'a dit que vous aviez besoin de moi fissa, mais vous en faites pas pour le boulot, il va me remplacer... D'ailleurs, j'avais déjà trié les bobines avant de prendre le bus, alors Joël, il aura aucun souci pour la diffusion, parce que Joël, il me fait confiance, les autres, ils font plus gaffe, mais lui, c'est tête de piaf ! Et puis là, je suis tombée sur un type très gentil qui a un livre et qui m'a emmenée à la salle de maquillage, sauf que je suis pas maquillée, parce que le petit, là, tout excité, il a dit d'y aller, alors, alors…

« ... alors j'en ai marre ! »

D'un rétablissement, je me juche sur le billard et croise les bras d'un air de défi. Enfin consciente du silence absolu qui m'entoure, puis des petits bruits, étouffés d'abord, puis s'enflant en un fou-rire général, je me pétrifie, glacée et... fonds en larmes. Si frais à ma joue brûlante, le mouchoir.

« Là, là... respirez, ça va aller... André Reybaz. Vous, c'est Eva, nous le savons tous maintenant. Calmez-vous et descendez de ce billard, le vert est néfaste aux comédiennes. »

« M'en fiche, je suis pas comédienne et c'est juste... »

« Pour le supplément, nous le savons aussi, mais enfin, vous êtes sur un plateau et vous devez en respecter les traditions. Descendez et mouchez-vous une bonne fois. »

Paternel, là, Albert, qui m'entoure mes épaules : « Reviens demain, petite, y a rien pour toi aujourd'hui... 9 heures. Tête faite. T'en fais pas, ça ira. T'as déjà réussi ton entrée ! »

« Tête faite ? »