Si la guerre de 1914-1918 sur le Front Ouest est bien connue, qu'en est-il du conflit qui opposa, sur le Front du Caucase, la Russie, alliée de la France, et l'Empire ottoman, allié de l'Allemagne? La disparition de ces empires, dès 1918, a fait sombrer dans l'oubli la guerre cruelle que ces Puissances se sont livrée, dans des montagnes glaciales en hiver et écrasées de chaleur en été.
Cette traduction des souvenirs d'un officier turc, Faik Tonguç, ouvre de nouvelles perspectives pour le lecteur français. La période d'instruction, l'arrivée au front, les combats, le froid, la faim, les héros et les incompétents: les carnets du jeune chef de section d'infanterie décrivent d'une plume vivante et parfois acérée, la vie des combattants au jour le jour en en rappelant les particularités mais aussi l'universalité. L'auteur, fait prisonnier, relate la lente déportation jusqu'en Russie du Nord, le camp de prisonniers, l'évasion puis le retour dans sa patrie. Une fois en Turquie, dans un pays à l'économie ruinée, il faut se résoudre à vivre et à pratiquer des métiers de hasard. Couvrant la période de 1914 à 1923 (Premier conflit mondial puis Guerre d'indépendance), ces carnets nous entraînent dans une évocation de première main des rêves et de l'existence de la jeunesse turque contemporaine de Mustafa Kemal.
Préface du professeur Jean-Pierre Mahé
Introduction du traducteur
Avant-propos de Faik Tonguç
I. Départ à l’armée
Être jeune en 1914
Départ d’Istanbul
II. Au front
Face à l’effrayante réalité
Un blessé dans la vallée de la Sivri
Une histoire d’oreille
III. Captivité
IV. Le camp de prisonniers de Domtchirkina
Deux évadés
Les prisonniers publient un journal
V. La révolution bochevique
Les soldats du tsar s’en vont, les bolchevicks arrivent
VI. Évasion
Charya
VII. Retour au bercail, choc et désolation
À nouveau le Caucase
L’armistice
On rentre à la maison
La vie de commerçant
Devenir homme d’affaires
Entre les mains des Çapanoğlu
Délivrance
Et Ankara
Devenir entrepreneur
En Anatolie
Requête à Atatürk
Chronologie
Bibliographie
Index des noms de personnes
Index géographique et ethnique
Index thématique
Table des cartes et de l’illustration
I
Départ à l’armée
Être jeune en 1914
En Europe, dans les mois de l’été 1914, les nouvelles et les évènements palpitants se succédaient. Ambassades et consulats prévenaient leurs compatriotes qu’en se dépêchant il était encore possible de retourner dans sa patrie. Moi, je me suis adressé trois fois à notre consulat pour obtenir un passeport et regagner mon pays. Je n’ai trouvé personne d’autre qu’un jeune Anglais qui servait de secrétaire. Il n’avait évidemment pas compétence pour délivrer un passeport.
Un petit bagage à la main, je me suis mêlé à la gare de Chelsea aux milliers de jeunes Français qui retournaient en France. En compagnie de cette jeunesse, j’ai pris sans aucune difficulté le train puis le bateau et nous avons accosté à Boulogne. A la descente du bateau il y a eu le contrôle des passeports. Une fois le bateau complètement vide, la police avait interpellé six individus qui n’avaient pu présenter de passeport, qu’on a enfermés dans une salle de la gare de Boulogne…et j’étais l’un des six. Les trains remplis de jeunes Français pleins d’enthousiasme partaient les uns après les autres, les Marseillaises et les cris « À Berlin ! À Berlin ! » retentissaient alentour. Vers le soir, parmi les six détenus sans passeport de la salle de la gare, on a relâché le couple d’Espagnols. Nous restions quatre, deux Suédois, un Danois et moi, sur la paille qui avait été jetée pour six dans la salle. Évidemment je ne chantais pas les louanges de l’honorable consul qui m’avait mis dans cette situation en ne se montrant pas à la hauteur de sa tâche à un moment aussi important. Vers minuit on a emmené les trois autres et je suis resté seul dans l’obscurité de la salle. J’ai compris, en parlant aux soldats qui tournaient baïonnette au canon devant la porte, que ces jeunes gens étaient conduits devant le tribunal militaire. Il était visible que la crainte omniprésente d’un espion allemand faisait perdre le sommeil aux Français. Ma situation était encore plus critique du fait de mon mince bagage. Les armées allemandes marchaient vers la France à travers la Belgique avec une rapidité foudroyante[1].
Si je pouvais prouver que j’étais turc, il n’y aurait pas de problème. Les officiers qui m’interrogeaient n’accordaient aucun crédit aux diplômes universitaires ou aux lettres que j’avais avec moi. Le lendemain vers midi j’ai été confronté à un commissaire de police d’allure sévère. Il parlait arabe. Je lui ai dit que je ne parlais pas arabe mais j’ai lu quelques mots de journaux arabes qu’il avait tirés de sa poche[2]. Il m’a posé de nombreuses questions sur Istanbul, j’y ai répondu. J’ai vu son visage s’adoucir ; il souriait en regardant ses voisins officiers. Je me suis senti un peu soulagé. Avec le commissaire et les officiers nous sommes allés voir le commandant. Ils avaient probablement acquis la conviction que j’étais bien étudiant à l’université.
C’est une tradition en France de faciliter les choses pour les étudiants. Ils ont voulu que j’aille en ville me faire faire une photo d’identité et m’ont laissé partir librement. Quand je suis revenu à la gare avec la photo, j’ai reçu un document officiel. On m’a fermement conseillé de me faire établir un passeport dès que je serais à Paris et c’est la première chose que j’ai faite à mon arrivée dans la capitale.
Comme le bateau partait de Marseille pour Istanbul dix jours plus tard, j’ai passé ces dix jours à Paris. J’ai retrouvé l’ami français dont j’avais fait la connaissance dans le petit hôtel où je logeais à Londres. Conséquence de la bonté que j’avais montrée à Londres envers leur fils unique, ses parents, qui possédaient une grosse boulangerie-pâtisserie, m’accueillirent très cordialement et me témoignèrent beaucoup d’affection. Nous nous promenions avec mon ami jusqu’au milieu de la nuit dans les jardins du Trocadéro, à côté de la Tour Eiffel. Ces promenades dans les jardins de deux jeunes gens en âge d’être appelés sous les drapeaux étaient source de murmures désapprobateurs de la part de vieillards fatigués dont le passe-temps consistait à débattre de la guerre sur le pas de leur porte. Comme nous avions, mon ami et moi, de la répartie, aucun des propos qu’ils nous lançaient ne restait sans réponse.
Le bateau partit en avance. Il était probablement le dernier à partir pour Istanbul, on pensait qu’après lui aucun paquebot ne circulerait plus en Méditerranée. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé. Peu après deux bateaux de guerre allemands sont entrés en Méditerranée. Après avoir bombardé plusieurs ports français ils ont accosté à Istanbul[3]. Une semaine après leur arrivée, je demandais mon entrée à l’École militaire par l’intermédiaire du bureau militaire d’Aksaray dont je dépendais[4].
20 juin 1914[5]
Vingt jours après je partais pour le terrain de manœuvre de Maçka[6]. Les quatre mois d’instruction militaire se sont passés de façon très profitable. Au début j’ai eu quelques difficultés. Le Mauser[7] que j’avais dans les mains semblait un fardeau impossible à traîner mais quelque temps après son poids s’était réduit à celui d’une simple canne. Après avoir connu de petites indispositions, à la fin des classes je me sentais solide comme un roc. Nous suivions sept à huit heures d’instruction selon les jours. Quand je sortais en permission après une séance très fatigante, j’allais quand même à pied jusqu’à Fatih (pas loin de 10 kilomètres, ndt). Je ne pensais même pas à la fatigue.
Une partie de l’instruction était assez ennuyeuse et de plus inutile. Ce n’était que du chiqué. Nous n’attachions aucune valeur à ce genre d’instruction. Par exemple on nous assommait à nous faire marcher au pas, à nous faire faire « présentez armes ! », à faire exécuter « arme sur l’épaule ! » ensemble et à cadence rapide, en recommençant pendant des heures des manœuvres comme charger l’arme et la mettre à la sûreté. En plus, à la pointe du jour, il était dur de se lever à la sonnerie du clairon. Mais en même temps nous reprenions le refrain « Tu en fais des manières, pourquoi t’es-tu fait soldat ? » pour accompagner certains de nos camarades qui sonnaient le réveil d’une façon curieuse – et cela ramenait rapidement la bonne humeur.
Je ne me suis fait qu’une vague idée du métier militaire pendant ces quatre mois d’instruction, parce que nous n’avons joué que deux fois un exercice en unité constituée. La première fois il s’agissait de prendre d’assaut à la baïonnette, avec emploi de munitions d’exercice, les positions que défendait une compagnie adossée à Kağıthane. La seconde fois il fallait repousser l’attaque d’une compagnie tout en assurant la défense de l’artillerie du côté de Zincirlikuyu[8]. Comme la seule faute de notre part avait été un officier subalterne mal posté, notre compagnie a été bien notée lors de ces exercices.
À Beyoğlu[9], quand nous allions et revenions de l’exercice ou bien après le retour de l’instruction, pendant notre temps libre, surtout le soir, de nous-mêmes nous apprenions à chanter des chants patriotiques, des chansons populaires ou des chants de marche.
Des milliers de jeunes gens s’enflammaient pour le Touran[10] sous l’influence des journaux et des revues de l’Association du Foyer turc ou de la Patrie turque dont la base s’était constituée dans les écoles au temps de la proclamation de la Monarchie constitutionnelle[11]. Le pan-turquisme et le pan-touranisme avaient immédiatement séduit toute la jeunesse du pays.
Qu’était donc ce pan-touranisme ? Où commençait-il ? Où finissait-il ? Il était bien évident que nous ne le savions pas. Simplement, c’est ainsi que nous apparaissaient dans nos rêves les terres où vivait la grande race des Turcs.
Parmi les jeunes gens venus de tous les coins du pays il y avait de tout : des juristes, des diplomates, des fonctionnaires, d’anciens élèves des écoles religieuses, des élèves des lycées d’État[12]. Il y avait bien sûr des gandins d’Istanbul, mais quelle que fût l’instruction des petits gars de province et leur niveau d’éducation, tous étaient unis vers un but et un idéal unique. Chanter les chants de marche du Touran devenait comme une prière. Je transcris ci-dessous, dans l’espoir d’en donner l’esprit, la Prière du Touran et la Marche de l’Étendard vermeil que nous chantions en chœur à tout moment :
Prière du Touran
O Dieu très haut… Donne longue vie aux Turcs,
Envoie l’ordre du khan à tous nos frères.
Accorde au Loup gris de monter au sommet.
O nouveau Touran, pays de notre amour,
Dis-nous le chemin, nous t’en supplions.
Notre grand ancêtre Oghouz[13] nous appelle.
O toi le Très Haut, donne longue vie aux Turcs,
Que la voie du Touran s’éclaire, que monte la fumée des foyers,
Que la terre entière brille comme le jour
Comme je l’ai appris à partir des discours lus dans les journaux à l’occasion de la renaissance du Foyer turc, sa fondation avait été faite dans les règles et non pas par quatre ou cinq quidams au Cimetière de Karacaahmet[14], ni par quelques personnages célèbres non plus. C’était au début une simple association d’étudiants. Selon mes souvenirs la fondation s’est passée ainsi :
Au moment où se créaient, après la proclamation de la Monarchie constitutionnelle[15], de nombreuses associations, un club appelé « Association des étudiants d’Ankara » fut fondé parmi les diplômés du Lycée préparatoire d’Ankara[16]. Lors de l’une de nos réunions, on décida d’élargir cette association de façon à inclure tous les étudiants de l’enseignement supérieur. L’idée était, en rassemblant les associations étudiantes, de créer une association encore plus importante. On a décidé de l’appeler « Foyer turc ». La jeunesse étudiante a été informée de cette démarche. A cause de « l’incident du 31 mars » (1909)[17], un mois et demi plus tard, un vendredi malheureusement, la première réunion a eu lieu avec deux ou trois étudiants venant de chaque école. Dans ces réunions, qui se tenaient dans une petite salle d’une maison dans Kabasakal, derrière le bâtiment du tribunal qui avait brûlé, on mettait par écrit les ébauches de statuts. Comme la salle de la maison était trop petite, les camarades participaient aux discussions en partie debout à l’extérieur. L’objectif du Foyer turc, en tant qu’association d’étudiants, était de renforcer le sentiment national parmi ses membres. Outre les membres permanents étudiants, on prévoyait d’admettre aussi des membres temporaires qui donneraient un éclairage aux membres permanents par des conférences ou des publications et qui participeraient au financement. Je me souviens bien de la participation aux dons pour notre organisation de Monsieur Hüseyin Cahid[18], qui était alors un homme en vue (5 livres turques), de notre député, Monsieur Munir, et de notre professeur d’histoire politique, Monsieur Ferit (2 livres turques chacun), dont j’avais sollicité l’aide en expliquant nos intentions. J’étais accompagné par Halis, un jeune homme très intelligent et travailleur, qui, s’étant laissé séduire par la politique, a fini condamné à mort. Par la suite le centre du Foyer turc a élargi son domaine d’action en déménageant au centre administratif de la revue Patrie turque, qui était à Divanyolu.
L’éveil de la jeunesse se faisait au moyen de publications et de conférences hebdomadaires par des leaders du mouvement nationaliste turc tels Yusuf Akçura, Ahmet Ağaoğlu ou Ferit Bey[19]. Et au nom de cela, peu après, des milliers de jeunes gens, gagnés aux convictions du nationalisme turc, ont sacrifié leur vie sur les champs de bataille.