Dans quel lointain Orient, entre mysticisme et parfum de scandale, "l'âme slave" plonge-t-elle ses racines? À quoi tient "le charme slave", usé "jusqu'au trognon" selon René Crevel, mais source évidente de romanesque, comme le montre son succès au tournant du XXe siècle, de Jules Verne à Thomas Mann? Et pourquoi les savants français accusent-ils les Allemands d'avoir dégradés le glorieux nom des Slaves, et d'en avoir fait le honteux synonyme d'"esclave"?
Entre dictionnaires et romans, l'examen du mot "slave" s'avère exemplaire des enjeux idéologiques et politiques propres au geste de nomination, déterminant dans la construction identitaire de la communauté. L'imaginaire de ce nom sulfureux oscille entre outrance exotique dans le corpus français (Lorrain, Vogüé, Leroux, Delteil, Radiguet, Rolland, Kessel...), et sa réticence, voire refoulement, dans le corpus germantique (Sacher-Masoch, Rilke, Roth, Brod, Mauthner, Broch, Werfel...). Ce voyage dans l'histoire du mot trouve son prolongement dans l'étude des rêveries suscitées par la langue slave, langue "primitive", incomprise et désirable, mais susceptible de devenir l'arme de combat du Slave esclave révolté.
Ce "récit du Slave", lié à la consolidation des savoirs linguistique et anthropologique au XIXe siècle, met donc en lumière la violence grandissante dans les rapports entre les "nations" et les "races" en Europe à l'orée du XXe siècle : les représentations de cet inquiétant "Aryen oriental", figure hybride de l'altérité intérieure (croisant en partie l'altérité juive), nous donnent à lire tout un pan de l'histoire des tensions nationalistes qui éclatent lors de la Première Guerre mondiale.
Introduction : À partir du nom slave
PREMIERE PARTIE
Une histoire du mot slave, entre gloire et servitude
I. Les romans étymologiques du mot slave : lexicographie, débats identitaires et tensions nationalistes
1. Slave, slovo, slava : les querelles étymologiques ou la contestation du droit à se nommer
2. La déformation du nom étranger : slave/esclave, un héritage encombrant
3. La recherche d’un coupable : le mot slave au cœur du conflit franco-allemand
II. Savoir linguistique et constructions nationales et raciales au XIXe siècle
1. Familles ethnographiques et familles linguistiques : le démon de la classification
2. Les implications politiques de « l’identité linguistique » : définir la communauté
III. Qui sont les « Slaves » ? Réactualisation du mot et invention du groupe
1. « L’éloge dû au slave et au beau nom de slave » : panslavismes et messianismes slaves
2. Le « coup de mot » slave à l’épreuve du dictionnaire
3. Confusion des noms, vertige des énumérations
4. Unité et diversité : la déconstruction du mythe ?
DEUXIÈME PARTIE
Imaginaires comparés du nom slave dans la fiction romanesque
IV. Le mot en contexte
1. Occurrences du mot slave : fréquence, nature et fonction, associations lexicales et sémantiques
2. Proposition pour une analyse de l’imaginaire du mot : l’« emploi marqué »
V. Nommer : imaginaire du mot et discours stéréotypé
1. Nom et stéréotype : circularité de la stéréotypie
2. Discours sur les Slaves : genèse, circulation, réévaluation des stéréotypes
VI. Identifier : une galerie de stéréotypés
1. Traits généraux du stéréotype
2. Portraits de Slaves
VII. Qualifier : de quelques usages de l’adjectif
1. Définir et mesurer l’« être-slave » : essence et race
2. L’adjectif, outil de création de la slavité
Bilan : Imaginaires du mot slave, entre outrance et refoulement
TROISIEME PARTIE
Langues et locuteurs : l’altérité linguistique slave comme matériau romanesque
VIII. Langue primitive et rêverie des origines
1. Des balbutiements à la musique de l’âme
2. Langue de l’enfance et enfance du monde
IX. Langue étrangère et désir de l’intraduisible
1. L’étrangeté de la langue étrangère : un désir exotique
2. De l’autre côté de la langue
X. Langue dominée et réveil des esclaves
1. Du silence au cri
2. La guerre des langues en territoire multilingue : Slaves contre Germains
XI. L’altérité slave comme altérité intérieure
1. Fluctuation de la langue et faculté de métamorphose
2. Instabilité de l’autre et déstabilisation du même : trouble dans l’identité
Conclusion
Annexes
Bibliographie
Index