Né d'une rencontre entre Clara et Paul Carriot d'une part, Gika et son mari Gratien, d'autre part, ce livre est à la fois l'histoire d'une existence singulière et un témoignage fort sur un mode de pensée, un mode de transmission de savoir-faire ancestraux et une capacité d'adaptation exemplaire aux bouleversements de l'existence. Il ne rapport pas une vie de bohème comme on s'y attend et comme la mémoire collective l'entend, errante, vagabonde et sans but. Il montre une autre réalité : comment se structure la vie quotidienne de Gika au fil des âges, et comment, pour elle, le Voyage concilie permanence et continuité dans un monde de ruptures et de transitions.
Gika, manouche d'Auvergne "née au bord de la route", n'a de cesse de repartir sur les chemins du Mont Dore ou sur les plages du Boulonnais. Si elle a accepté - ce qui ne va pas de soi -, de livrer une partie de son coeur, elle veut aussi que soyons tristes lorsqu'elle est triste, gais quand elle est gaie, heureux dans elle est heureuse, et si, somme toute, rires et pleurs alternent le récit, ils bercent et scandent à leurs rythmes la vie du lecteur. Les terribles descriptions de l'enfance en Auvergne, les aléas de la chine dans les Combrailles, le dur apprentissage de la condition ouvrière dans l'Est de la France, les chagrins terribles dont elle ne parle jamais, mais que l'on devine présents, n'y font rien. Ces événements n'ont pas de prise sur la résilience dont Gika nous fait la démonstration éclatante...
Clara et Paul Carriot sont les auteurs de plusieurs livres. La Plume du Sergent Major qui retrace en pleine guerre des Vosges (1914-1915) la correspondance entre un père et sa fille (Kruch, 1999) ; Le Charme et la Source, ouvrage dans lequel est décrite la vie paysage dans un village de Champagne au siècle précédent (CRDP Reims, 2001) ; Mes recettes champenoises (Bonneton, 2006).
Préface d’Alain Reyniers
Introduction
1 – Au temps des chevaux sur les routes d'Auvergne
Les racines auvergnates
Une union en temps de guerre
Une naissance au bord des routes
Au rythme des chevaux
S'arrêter à la sortie des villages
Une enfant de la chine
Un panier contre une poule, c'était souvent l'échange
L’hiver, une saison terrible
Des cueillettes en abondance
Pêche et chasse à la manière manouche
La belle saison
Le monde de la nuit
Le pèlerinage d’Orcival
Le rachaïl
Le noir pour seule couleur
II – Au temps des caravanes : les années soixante dans le Nord-Pas-de-Calais et dans l'Est
À la pêche aux moules, à Boulogne-sur-Mer
Le statut de forain
La migration vers l’Est
La vie sédentaire à Hambach
La vie de ma mère
Premier salaire à Sarreguemines
III – Le temps du camping
Une nouvelle vie avec un amour de gadjo
Manouche dans l'âme
De retour en Auvergne
Kaléidoscope auvergnat
Hospitalité manouche
L'anniversaire de naissance
Le culte des morts
Le camping, un art de vivre
La migration vers l’Est
Pour les Manouches, la communauté familiale est primordiale et rien n'est plus triste pour les individus que de devoir s'infliger des séparations. Aussi fallait-il un motif puissant pour que le père de Gika quitte ses attaches d'Auvergne et du Boulonnais pour venir se fixer dans une région perçue a priori comme moins hospitalière, l'Est de la France. Le service militaire du fils en fournit un, et c'est tout naturellement que la famille accepta de migrer pour ne pas être séparé de lui en ne le quittant pas d'un fil.
C'est, explique notre amie, pour se rapprocher de son fils qui faisait son service militaire de dix-huit mois dans une caserne, près de Strasbourg, à Sarralbe, en Lorraine, que mon père a fini par s'installer dans l’Est avec sa famille, dit Gika. On a commencé par rester un an et demi à Sarralbe, près de la caserne, où les autorités nous avaient laissé mettre le campement sur un terrain près d'un dépôt d'ordures.
Mon frère venait nous voir pour toutes ses permissions. On l'a rejoint à Bitche quand il y a été muté pour six mois. Après une blessure lors d'un tir d'entraînement, il a été envoyé dans un hôpital de Strasbourg. On l'a suivi là aussi et on a stationné dans un terrain pour les Gens de voyage près de l'aéroport où il y avait près de cent cinquante roulottes.
Gika a été confrontée à cette occasion à de nouveaux modes de vie des nomades, avec de fortes concentrations de populations à la périphérie de grandes villes dans des conditions de grande précarité.
Il nous arrivait de nous retrouver avec des Manouches, des Gitans et des Roms qu'on appelait alors les Tsiganes ou Hongrois. Les Tsiganes recherchaient bien des jeunes filles manouches. Ils allaient même jusqu’à vouloir les acheter. Vous savez quand on s’arrête sur une place, les Gitans ou les Tsiganes qui sont de passage viennent nous voir. Un jour, un hongrois, assez âgé, s’amène voir mon père et lui dit : « Qu’est-ce que t’as une belle fille ! » Il avait sorti alors un paquet d’argent pour en acheter une. Depuis ce temps-là, j’en ai eu peur. De toute façon, soupire Gika rassurée, mon père ne nous aurait pas imposé un mari.
On mangeait ensemble et après, on faisait de la musique. Les Tsiganes jouaient du violon et nous, les Manouches avec les Gitans, on jouait de la guitare. Ce n’étaient ni les mêmes styles, ni les mêmes morceaux. On se retrouvait autour d’un grand feu de bois. C’était très beau. On y est restés deux à trois mois, le temps que mon frère se rétablisse.
À la fin du service militaire, mon père a acheté un terrain à Hambach, près de Sarreguemines et il est resté sur place. Il a gardé son car Citroën aménagé et sa caravane de six mètres, ce qui formait un « convoi ». Il ne se déplaçait plus que pour aller voir une fois par an sa famille dans le Nord. Il n'avait même pas quarante ans.
On n'a jamais bien compris pourquoi il s'est fixé à Hambach. « Pourquoi partir ? On se fait toujours renvoyer par les policiers ». Il semblait fatigué. Avec le carnet de forains, on n'était plus nomades et donc on n'était plus obligés d'avoir un carnet de nomades. C'était comme si on avait un domicile fixe. Le carnet de forain servait de pièces d'identité.
Mais on restait obligés d'avoir l'accord des communes pour rester quinze jours sur place pour les fêtes. Nomades ou pas, il fallait toujours une autorisation pour un séjour.
Et puis, le père de Gika avait vécu un profond traumatisme en écopant d'un mois de prison pour un vol qu'il n'avait pas commis.
Un jour, dans une décharge de Bitche, mes frères et moi avions trouvé un beau calice d'église tout doré. Il avait été jeté là par les nouveaux occupants d'un presbytère qui s'étaient purement et simplement débarrassé de tout ce qui appartenait au curé qui venait de mourir. On avait ramené à la maison ce calice qui était resté comme ça, jusqu'au jour où mon père s'est rendu compte qu'il y avait une marque qui ressemblait à un poinçon. Il a alors demandé à ma mère d'aller le porter à une bijouterie de Strasbourg pour l'estimer. Le bijoutier dit à ma mère : « Laissez-le moi et revenez demain, je vous donnerai l'estimation ». Quand mon père est revenu le lendemain, il était accueilli par des policiers qui l'ont conduit au poste. Il a dû passer un mois en prison avant que les personnes qui avaient jeté le calice en or dans la décharge ne reconnaissent les faits. Il en a été profondément meurtri.
Cet épisode fut tellement douloureux pour Gika qu'elle en fit une jaunisse qui faillit lui coûter la vie. D'autant que ses parents tardèrent à s'en rendre compte. C'est un Gitan qui, en passant, lui a lancé en se moquant de son teint jaunâtre : « Bon sang, qu'est-ce que tu dois avaler comme alcool ! » Elle avait alors 16 ans. Elle dut faire deux séjours à l'hôpital de Sarreguemines, un de deux mois et l'autre de quinze jours. Sachant sa hâte de fuir ce qu'elle considérait comme une terrible prison, les sœurs qui tenaient l'établissement la surveillaient tout particulièrement, allant jusqu'à l'empêcher de quitter son lit.
Gika poursuit son récit sur cette période :
Parce qu'aussi, mon père ne voulait plus voyager, c'est peut-être pour ça, qu'une fois dans l'Est, il avait acheté à Hambach un terrain qui était un ancien jardin où il s'est définitivement installé. Il avait acheté ce terrain très peu cher, parce qu'il était compté comme un jardin, sans eau, sans électricité. Au départ, mes parents avaient mis sur le terrain une caravane de six mètres où leurs filles dormaient, un vieux car de onze mètres où dormaient les parents, et un vieux camion de quatre-cinq mètres où dormaient les garçons. Le car était cloisonné en deux, avec un côté chambre et un côté cuisine. On mangeait chez mes parents dans le car. Cela nous faisait plus d'espace pour chacun et plus de confort.
Ma mère était malheureuse. C’était encore plus loin de ses racines. Entre le Massif central et l’Est, ce n’est pas la même chose. L’Est, c’est plus froid. Les gens ne nous ont jamais acceptés et pendant la guerre, il y a eu des choses terribles pour les Manouches et les Tsiganes, à cause des Allemands.
Et Gika de conclure :
Moi, j’aimais mieux l’Auvergne de mon enfance, avec ses belles cascades, ses champs, ses vaches et ses villages beaux comme des cocons. Une partie de la famille de mon père vit dans le Nord, mais les racines maternelles, c’est la Creuse. On garde ses racines, c’est sacré. Les miennes, c’est plutôt du côté du Puy-de-Dôme.
Mes parents sont restés trente-cinq ans, là-haut dans l'Est, jusqu'à leur mort.