"Il n'y a plus rien, sinon le temps devenu vacuité entre nous. Et je veux quand même un corps, je veux raconter ton corps."
Lettre au père qui vient de mourir, Lazare ! est aussi la trahison d'un fils qui brave le silence de quatre générations d'une famille juive de Hongrie.
Début de Lazare ! de Gabor Schein, traduit par Clara Royer
« L’école n’avait pas encore repris. Mais ce jour-là, ils se levèrent quand même de bonne heure et dans la grande pièce, Péter commença à raconter à son fils une histoire qui parlait d’un pêcheur et d’une fée. Il sentit que le conte captivait son fils plus encore qu’à l’ordinaire et il aurait lui-même volontiers enrichi l’histoire de nouveaux personnages, jetant le pêcheur dans une tempête et autres périls pour prolonger le conte, mais il ne le pouvait pas, il devait partir pour l’hôpital. Son père y avait été emmené la veille en ambulance et on l’avait opéré la nuit même. »
Ainsi devrait commencer ce livre. Mais cela ne se peut, parce que tu m’en as interdit l’écriture et moi, en dépit de ton interdit, j’écris sur toi, sur ces semaines au cours desquelles tu as, privé de parole, enduré tes derniers tourments. Moi aussi je vais te tourmenter, en te maintenant dans ce silence. Des mots qui, au dernier moment, ont fini par t’être étrangers, je bâtirai un monument funéraire au-dessus de ta tombe, empêchant qu’en dehors de ce livre, désormais ta maison et ton corps, nous ayons encore quelque chose en commun, tout en m’attendant peut-être encore, en secret, à ce qu’en entrant dans une maison réelle, ce soit toi qui ouvres la porte et ne comprennes pas ma stupeur. Ton corps s’est comme embrasé d’un feu soudain. Nous n’avons pas même eu le temps de crier. Comme un grand incendie dans un rêve, nous regardions les flammes, nous regardions ton corps qui brûlait et, quand nous nous sommes réveillés, tu n’étais plus nulle part.
« Le pêcheur alla chercher la robe d’écailles. La fée l’examina, la tourna, puis l’enfila soudain, se jeta à l’eau et s’éloigna en nageant. Le pêcheur n’avait qu’un harpon, il le lança derrière elle. Alors l’eau s’emplit d’un scintillement argenté et le pêcheur comprit qu’il avait blessé la fée à mort. » Ainsi s’achève le conte du pêcheur. Mais ce n’est pas sur le scintillement de l’eau, c’est sur celui du feu que je voudrais écrire. Sur le feu, sur cet homme que j’ai connu, sur celui à qui peu importe que je donne ton nom ou un autre, puisque le feu vous a séparés, lui a brûlé, il n’en est rien resté, tandis que toi tu es dans ce livre, tu y seras enfermé avec moi et il te faudra m’écouter, il te faudra supporter que je parle pour ne rien dire. Car le corps n’appartient à personne. Rien ne le distingue du voisin, et même s’il portait des signes distinctifs – une entaille brune sur la jambe, une longue cicatrice courant de l’estomac à l’abdomen – ne s’imaginerait-on pas exactement la même tache, la même cicatrice, et au même endroit, sur un autre corps ? De celui que tu as été, il ne reste rien. Tu vis comme rien, de même que je ne suis rien moi non plus puisque j’écris, alors que les mots ne m’appartiennent pas. J’écris un corps, un livre qui brûle. Je le laisserai brûler de nouveau, et qu’en lui brûlent les mots, mais pas sans trace, les combustions laissent toujours une trace.
Toi et moi, certes, chacun à sa façon, nous étions des êtres sans langage l’un pour l’autre. Nos mots ne signifiaient-ils pas la plupart du temps tout à fait autre chose que ce que nous pensions et plus encore, que ce que nous ressentions, ou que ce que nous ne pouvions assurément que ressentir et penser ? Puisque certains de nos gestes, de nos actes témoignaient de tout autre chose que ces paroles blessantes dont nous nous servions sans cesse pour entamer l’estime de soi de l’autre, et que nous tentions ensuite de justifier jusqu’à l’impossible. Tu étais méfiant, tu t’enfermais dans de continuels malentendus, dans l’infinie souffrance de la solitude tout en t’obstinant, à ta manière enfantine, à croire qu’une vie peut finir par avoir raison contre une autre – et à ne croire qu’en cela. Mais tu ne t’es jamais donné la peine de fractionner ta vérité en paroles. Tu pensais que si quelqu’un, par exemple moi, t’avait insidieusement et traîtreusement détourné pour un seul instant de ta conviction que les mots ne sont pas faits pour les conversations, les autres, et ceux qui vivaient sous ton toit, auraient aussitôt abusé de ta faiblesse. Et n’avais-tu pas ainsi la pire opinion possible de toi-même, habitée par un complexe d’infériorité avant tout face à moi, en qui tu pouvais voir tout à la fois ton double et ton contraire ? Ne te rendais-tu pas en même temps intouchable et inaccessible avec cette autodestruction par laquelle tu coupais court à tout rapprochement, en me demandant ce que j’attendais d’un « paysan » comme toi ? Et que pouvais-je donc bien attendre ?