Septembre 1914
Pourquoi l’Europe s’engouffre-t-elle dans la guerre ?
L’Avoir a-t-il supplanté l’Être ?
Faut-il préférer la sécurité du chou à l’abandon scandaleux du coquelicot ?
Pourquoi Thomas Hardy tient-il à décapiter ses aristocrates ?
La jouissance du Phénix existerait-elle sans extinction ?
L’Amour du Nouveau Testament vient-il abolir la Loi de l’Ancien ?
Dieu-le-Père est-il un autre nom de la Grande Déesse ?
En consumant la Chair par la Lumière, l’art occidental scelle-t-il sa propre disparition ?
À sa manière inimitable, Lawrence propose ici des réponses originales à toutes ces questions et construit sa philosophie comme un Gai Savoir.
Des coquelicots, des phénix
Préambule
L’homme a eu beau faire des pieds et des mains pour se sentir chez lui sur la face de la terre, ses efforts sont restés vains. Depuis qu’il s’est découvert nu et vulnérable entre ciel et sol, étranger aux deux, il a lutté sans relâche pour mieux se nourrir, se vêtir et se loger. Mais il a eu beau couvrir le monde de maisons, tirer du sol de la nourriture à foison et à l’excès, il n’en reste pas moins inapaisé et insatisfait. Il n’arrête jamais. Tenaillé par l’anxiété, il a créé des nations et des gouvernements impressionnants pour protéger sa personne et ses biens. Tenace, il s’est acharné à faire advenir toute cette agitation frénétique de l’industrie moderne, pour s’assurer le gîte, le couvert et la sécurité. Cette systole[1] affecte même sa religion, où il sacrifie au Dieu Inconnu régissant la mort et les vivres.
Mais, grâce au ciel, la diastole de cette pulsation apporte autre chose que cette inextinguible rage de conservation. Même la passion de s’enrichir dépasse le désir avide de se calfeutrer dans un grenier bondé de marchandises, derrière une triple enceinte d’airain[2]. Et l’histoire de l’humanité ne se réduit pas à un effort de conservation sans cesse plus démesuré et extravagant.
À l’encontre de cette volonté d’autoconservation, l’homme originel s’éparpillait : il procréait, se peinturlurait, dansait en poussant des cris, les cheveux hérissés de plumes, gravait des dessins sur les parois de sa caverne et confiait ses sentiments inexprimables à des amulettes. Sauvage et splendide, il allait insoucieux du lendemain[3], mais le soir, il examinait le lys rouge.
Pourtant, dans son sommeil, il dut bientôt s’apercevoir que le lys était une fleur avisée et bonne ménagère, quand elle cachait bien sa petite réserve remplie de provisions dans les profondeurs du sol. Cette prévoyance de la part du lys, l’homme la prit à cœur. Inquiet, il sortit dès l’aube pour aller tuer un monumental mammouth, afin de disposer d’une montagne de viande dont il ne viendrait jamais à bout.
Or, le vieillard à l’entrée de la caverne, redoutant l’hiver proche et sa pénurie, regarda le jeune homme sortir et raconta aux enfants des contes impressionnants sur la cigale et la fourmi. Il fit l’éloge de la gestion économe du petit écureuil roux, et tira une leçon de morale du coquelicot éphémère et clinquant.
« Surtout, mes chers enfants », poursuivit l’aïeul du paléolithique assis à l’entrée de sa caverne, « ne vous conduisez jamais comme cette fleur écarlate, d’une insouciance éhontée. Ah, mes chers petits, vous n’imaginez pas la somme de travail et d’agencements minutieux, l’alchimie, les combinaisons et les fusions d’énergie, le travail jour après jour, nuit après nuit, que ce misérable tape-à-l’œil a pu gaspiller. Pfff ! évanoui, disparu sans laisser de traces. Alors, mes enfants, ne vous conduisez pas ainsi. »
Tout de même, le vieil homme regarda éclore le dernier coquelicot, dont la flamme rouge naissait. Il vit tout en haut la corolle flamboyante s’accrocher à un poudroiement tendre et léger et il pleura, en pensant à sa jeunesse, jusqu’au moment où la petite oriflamme rouge s’affala devant lui, gisant en haillons. Alors il ne sut plus s’il fallait rendre hommage au néant ou faire un sermon.
[1] Systole et diastole : contraction et dilatation du cœur. Cette métaphore est récurrente sous la plume de Lawrence.
[2] Un oracle lui ayant prédit qu’il serait assassiné par son petit-fils, Acrisios enferma sa fille Danaé dans une tour d’airain. Mais Zeus parvint à s’y introduire et à la féconder sous la forme d’une pluie d’or. De cette union naquit un fils, Persée.
[3] « Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. » (Matthieu, 6.34). Cette doctrine de la Providence s’oppose à la prévoyance.