Deux coeurs, celui d’une mère, celui d’une fille, une enfant « bleue ». Deux coeurs fragiles qui cessèrent un jour de battre, laissant une rouge blessure à celui de la survivante, moi en l’occurence. Dans le désir de comprendre les liens entre les événements, je décidai de descendre l’échelle transgénérationnelle, Attentive aux sens des maux et des prénoms, aux dates reliant mystérieusement entre eux certains personnages de l’arbre généalogique... Une plongée en profondeur, suivie d’une remontée depuis la Commune de Paris, jusqu’à nos jours, en passant par la Grande Guerre et la Seconde Guerre mondiale...
Cette tâche me fut inspirée par un rêve qui survint dans le cours de mon analyse de l’arbre généalogique. Dans ce rêve, ma mère m’indiquait clairement de me pencher sur ses racines. Dans un premier temps, je refis le chemin à l’envers et retrouvai les ressentis douloureux d’une petite fille confrontée à la mort de sa mère, avant de mener l’enquête et de m’immerger dans le flot de l’histoire familiale et de la grande histoire. J’en ressortis apaisée d’avoir découvert un sens à l’enchaînement des événements au sein desquels s’enracine mon existence et celle de mes descendants.
Début de l'ouvrage
CHAPITRE 1
Je découvre la ville depuis le porte-bagage du vélo conduit par ma mère. Nous traversons plein de rues, pour arriver enfin au grand boulevard et descendre au pied d’un immeuble ancien. Le vélo rangé dans le couloir sombre, nous grimpons les deux étages qui mènent au cours de danse classique et rythmique de mademoiselle Grêle.
J'ai une moue triste en embrassant ma mère. Elle me laisse là, seule sur ce palier, avec la grande porte double qui ouvre sur le vestibule. À droite, les vestiaires où nous enfilons le justaucorps noir à volant et les chaussons pour faire les pointes. Tellement dur, les pointes. J'entends le piano de l’autre mademoiselle qui entraîne ses doigts agiles avec des gammes. Puis, je me décide à entrer dans l’immense salle à parquet, avec des barres le long des murs et le piano noir de la demoiselle qui jamais ne nous regarde ni ne nous salue.
L’appel.
– Vous êtes tous là. Bien, on va pouvoir commencer.
Sèche et tranchante aussi, mademoiselle Grêle, mais convenable, encourageante à ses heures, avec parfois un sourire. N’empêche, nous ne rions guère au cours de danse. Nous avons à peine le temps de nous parler et nous ne nous connaissons pratiquement pas. À la queue leu-leu, nous virevoltons sous son regard aiguisé et sévère, qui jauge. Après chaque passage, ses lèvres s’entrouvrent pour dire c’est bien ou c’est mal, et dans ce cas, les moins bons recommencent avec les conseils appropriés. Néanmoins, les envolées du piano et la voix de la musicienne me séduisent et je me laisse porter par les notes, même si les pointes, c’est trop difficile. J'imagine aisément Le petit cheval blanc sous l’orage et trouve la fin trop triste. Non, cette fin-là, je ne l’accepte pas, et le sentiment de tristesse me poursuit longtemps, longtemps après le cours…
Le retour sur le vélo est tout autant pittoresque, mais les voitures sont un peu plus nombreuses. J'ai l’impression de flotter au milieu de tout le monde, bien calée dans le porte-bagage. C’est un des moments privilégiés où ma mère n’existe que pour moi. Elle pédale avec force, m'emmenant vers la maison où nous attend un repas bien mérité avec mon père et avec mon frère.
La kermesse de l’école bat son plein. Il fait beau et chaud. Une estrade a été installée dans la cour de « la petite école », l’école maternelle où mon frère et moi passons nos journées. Elle est située à deux pas de chez nous. Maman nous accompagne. Elle reste pour le spectacle. Je suis sur mon trente et un : jupe en forme de pétales, en tissu léger, peut-être du nylon, coloré et transparent. Je vais danser avec les enfants de ma classe sous la direction de la maîtresse. Près de moi, Chantal, ma grande amie, une brune à cheveux longs et queue de cheval. J'associe Chantal et cheval. L’important, c’est le regard de maman.
Maintenant je tourne sur l’estrade, la maîtresse bat des mains. Je vois que ma mère, debout tout près de la scène, en fait autant. Elle paraît enthousiaste, heureuse, alors j'éprouve une grande satisfaction. Je suis une petite fille heureuse, privilégiée, gâtée.
Après le spectacle, maman me félicite, m’entraîne vers les stands de gâteaux, tout en bavardant avec des dames dont certaines font partie de sa clientèle, car elle est coiffeuse dans la rue d’à côté. Elle sourit et discute, apparemment très appréciée. Les dames s’attardent à la complimenter sur moi et je rosis de plaisir.
Puis je vais courir avec Chantal, laissant ma mère à ses conversations de grande personne. Nous nous élançons main dans la main à toute vitesse depuis le fond de la cour… et tombons. C’est aussitôt l’effervescence autour de nous. Pleurs, genoux et coudes écorchés, soins et mercurochrome en décoration. Après quoi tout le monde rentre à la maison un peu dépité. Mais quand même, ce fut une bonne journée.
Maman nous emmène à l’école le matin, vient nous chercher pour midi, nous ramène l’après-midi. Entre-temps, elle travaille avec papa dans le salon de coiffure. Elle est très occupée, et parfois très fatiguée. Laurette, la marraine de Guillaume mon frère, travaille avec eux. Elle s’occupe beaucoup de nous. Parfois je pense que j'ai deux mamans, mais ne m’y trompe pas tout de même. Maman fait de la peinture, pas comme à l’école, non, en beaucoup mieux : elle peint sur les murs, et sur des tableaux. Elle a représenté des personnages et des animaux sur les murs de notre chambre et deux grands tableaux d’oiseaux. Papa a aménagé le grenier au-dessus de notre chambre en salle de jeux. C’est génial ! On y monte par une échelle métallique à rambarde. Après, vive le paradis des enfants, foutoir géant, caverne d’Ali Baba, tanière des jeunes loups… ! Les disputes entre Guillaume et moi y vont bon train.
La cour intérieure de l’immeuble est aussi le lieu de tous les ébats et notamment de ceux avec le chien Flac, un joli ratier blanc et noir, qui « pisse trois gouttes » comme dit papa quand on le promène… Lieu de découverte aussi, car l’appartement des voisins donne sur cette cour. Et comme le père Foin boit, puis bat sa Germaine qui pleure et crie, on y assiste à un bien triste spectacle. Souvent papa doit intervenir pour les calmer, à grand renfort de jets d’eau…
Papa joue aussi au croquemitaine quand on ne veut pas manger. Mais nous ne sommes pas dupes et savons bien que le drôle de personnage qui tape à la fenêtre de la cuisine depuis la cour, avec une espèce de seau sur la tête, c’est papa ! N’empêche, nous ne sommes pas trop rassurés et préférons manger la soupe plutôt que risquer de découvrir un vrai croquemitaine !
Ainsi va la vie, tranquille, sympathique, dans la joie et l’amour.
De temps en temps, Michel, le cousin de maman, un grand qui a au moins cinq ans de plus que moi, vient passer des vacances. Il habite avec ses parents la ville voisine du Mans, n’a pas de frère et sœur. Je l’aime énormément. Avec lui, je ris car il fait le clown pour nous amuser. Il nous emmène aussi à la piscine. Maman lui fait confiance. Elle l’aime beaucoup, cela se voit à la façon dont ils se taquinent mutuellement.
Le dimanche, papa fait chauffer la voiture pour nous emmener à la campagne. Nous quittons la ville pour les chemins tranquilles, les bois et les champs, les bords de rivière où papa pêche. Nous courons dans les prés après le pique-nique. Avec un peu de chance, papa ramène assez de gardons pour une bonne friture, et des poissons-chats pour alimenter le petit bassin dans la cour. J'ai peur des poissons-chats, mon frère prétend qu’ils piquent… Néanmoins, je les trouve bizarres, rigolos, mais l’air méchant !