Nous croiserons, dans les rues des cités, des bourgeois endimanchés, des clowns et des rois, des communistes et de rustres Ottomans. Nous verrons Alfred emprunter l'autoroute et écouterons, emportés d'un sentiment océanique, les symphonies mystérieures d'Amadeus - que sans doute Popol viendra troubler de ses rots délicats...
"On connaît encore des zones où la pensée sauvage, comme les espèces sauvages, se trouve relativement protégée" écrivait Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage. Pour les rares qui ont la chance d'y séjourner, les Terres australes constituent à double titre une "zone" de ce genre. Car la "pensée sauvage" n'est pas "la pensée des sauvages, mais la pensée à l'état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée en vue d'obtenir un rendement", et ces îles, où les bêtes (les manchots, les éléphants de mer, les albatros, etc.) se trouvent protégées - de l'homme, par lui -, sont suffisamment coupées du monde pour libérer ceux de leurs occupants passagers qui le peuvent et le veulent du mode de penser et des préoccupations de la vie ordinaire. Leur pensée, ensauvagée, inévitablement y croisera cette faune extraordinairement hospitalière, délimitant, les deux, de leur convergence insolite, une "zone" à cet égard probablement unique. Au miroir des bêtes est suivi et clos d'un court essai, Au miroir de Dieu.
Début de l'ouvrage :
« Les Terres australes ». Prononcez ce nom. Ressentez-vous ce qu’il contient de promesses ? Ce qu’il contint, pour commencer. Un « Grand Sud » de voyagistes vendeurs de chimères. Des terres à n’en plus finir, des lacs, des montagnes, des rivières, un pays de cocagne au climat tempéré, à la nature fertile, aux habitants accueillants, des femmes aux seins nus, de chatoyants perroquets, des richesses desquelles s’enrichir. Parce que la Terre est ronde, personne ne doutait depuis l’Antiquité que les Terres australes fussent réellement telles qu’on les conjecturait : personne ne doutait de l’existence d’un vaste continent austral pour une simple question d’équilibre des masses entre les deux hémisphères. Pendant des siècles, les cartographes placèrent cette Terra australis en pointillés au sud des trois océans. Elle avait la forme primitive d’un cercle grossier dont la circonférence effleurait ce que l’on appellera la Tasmanie et la Terre de Feu. Des explorateurs en reviendraient pour assurer toujours plus ses traits. Les grandes nations d’Europe rivalisèrent pour sa découverte, s’entretenant dans le désir d’asseoir par la terre escomptée une suprématie absolue, et ce désir conduisit sur les flots des marins avides d’y arriver premiers.
Au gré des expéditions, malheureusement, le vieux rêve européen de la Terra australis fondit comme glace au soleil… La réalité n’offrit que l’Antarctique, le noyau froid d’un fruit inexistant sous les latitudes où l’on s’apprêtait à le cueillir et à le savourer, et que l’on croyait plus clémentes car analogues à celles de la France. En guise de fruit, on ne trouva que de l’eau, et quelques consolations disséminées entre 40° hurlants et 50° rugissants, venteuses et pluvieuses, désertes, qu’il faut une loupe pour voir sur l’atlas et que, les y désignant, on cache du doigt. Ce sont des Français qui les découvrirent et la plupart sont françaises.